Avril 2019
Cher lecteur,
A la veille de la quatrième mission du voletSanté Mentale du projetFMG-Mémisa qui aura lieu en Guinée du 10 avril au 5 mai 2019, je vous invite à poursuivre notre voyage. Au terme de la lettre précédente, je vous laissais sur un mot lourd de sens : nous parlions de folie. Et si le mot existe dans toutes les langues du monde, ce qui en démontre le caractère universel, la rencontrer demande d’être plus sélectif. Qui donc en effet a déjà croisé sur sa route un bonobo érotomane ? Une carpe logorrhéique ? Un paresseux hyperactif ? Une pie cleptomane ? Un dauphin délirant ? Un paon exhibitionniste ? Une mouette agoraphobe ? Un orang-outan quérulent processif… ? Il nous faut bien reconnaître que la folie au sens où nous l’entendons – et contrairement aux maladies organiques – est le privilège de notre espèce dite « humaine ». Irons-nous jusqu’à dire qu’elle est LA maladie de notre humanité ? Et bien, ne reculons pas devant une telle affirmation.« On ne nait pas Femme, on le devient » disait Simone de Beauvoir. Autorisons-nous à soutenir : « On ne nait pas Humain, on le devient ». D’aucuns ont appelé ce chemin « psychogenèse ». D’autres voudraient y voir la présence d’un organe, peut-être cérébral, qui murirait au rythme des saisons et de leurs pluies hormonales. Je me permettrai plutôt de soutenir – ce qui n’est pas contradictoire avec ce qui précède –que notre humanité est encore et toujours à construire, avec son passé, ses aventures, son avenir, ses espoirs, mais aussi, ses épreuves, ses souffrances, ses erreurs et ses échecs. Sans la nier, notre humanité excède à la naturalité que nous partageons avec nos cousins mammifères. Nous ne sommes pas seulement des « singes nus »1, nous sommes des singes dé-naturés. Cette dé-naturalité est à construire par chacun avec ceux qui l’ont précédé dans cette aventure partagée. Lorsqu’elle se révèle défaillante, apparait alors ce qu’en Occident la lecture par le discours médical appelle maladie mentale. Reconnaissons qu’il s’agit là d’une causalité étrangère à celle des maladies organiques. Si nous avons besoin d’autrui pour nous humaniser – et donc parfois d’en vivre les vicissitudes – ce n’est nullement nécessaire pour se casser la jambe ou se découvrir un diabète insipide. Les maladies mentales nous permettent de découvrir un espace de notre humanité qui nous est exclusif2, un espace toujours et nécessairement interdépendant, cause première de toute modalité de guérison.
J’ai rencontré, pour la première fois, Ali Loua à Gbili en 1997. Guérisseur Guerzé, il travaillait dans son village, à quelques kilomètres de N’Zérékoré, non loin de la frontière Ivoirienne. Je l’ai revu durant les deux années suivantes. Au cours de ces séjours, Ali a accepté que je parle – seul à seul – avec ses patients qui séjournaient dans le village, aux abords de sa maison, le temps de leur guérison. Nous nous retrouvions ensuite pour échanger nos points de vue. Deux d’entre eux me reviennent en mémoire.
Le premier, appelons-le François, était un homme jeune, respirant la santé et parlant français avec aisance. Il me dit être « hospitalisé » depuis quelques semaines parce qu’il a présenté subitement une hémianesthésie parfaitement symétrique affectant tout son hémicorps, sans trouble moteur. La lésion en régression, François espérait – autant qu’Ali – une guérison complète dans un bref délai. Ma curiosité s’est portée sur les circonstances d’apparition de cette anesthésie isolée qui, de par sa localisation, échappait à toute causalité organique. François me raconta qu’il était tombé malade dans les jours qui ont suivi une rencontre. Un étranger avait surgi dans sa vie, se présentant comme le père dont il portait le nom alors qu’il avait été élevé affectueusement par le mari de sa mère qu’il pensait être son géniteur. Apparut alors cette déchirure entre filiation patronymique et filiation biologique, distinction exclusive et constituante de notre espèce humaine et des lois de sa génération. Pouvait-il y avoir lésion plus éloquente pour le dire ?
François nous confirmait ce qu’avait pressenti, dès la fin du XIX° siècle, le neurologue Jean-Martin Charcot3les dernières années de sa pratique : en Europe comme en Afrique ou ailleurs, ce sont bien les pensées qui mènent les corps, cerveaux en tête.
L’autre souvenir me porte vers Moussa. Rencontré dans le courant de l’été 1998 alors qu’il séjournait chez Ali depuis plusieurs mois, il faisait l’objet de toutes ses inquiétudes. Moussa, qu’Ali avait logé dans une petite case réservée à lui seul, présentait un trouble majeur. Ses phrases n’étaient plus qu’un long soliloque déchiré en lambeaux dont n’émergeait qu’une seule phrase sensée. Moussa n’était ni confus ni incohérent, mais ses paroles, âme perdue, se délitaient. Alors, comme pour répondre à ce travail de sape, Moussa se levait de sa paillasse, se présentait sur le seuil de sa case et, quelque peu ébloui par la lumière du jour, proférait : « Il faut trouver les mots ! ». Ensuite, il se retirait dans l’ombre, accablé. J’ai laissé Moussa, pareil à lui-même en quittant Ali cette année-là. Un an plus tard, le Dr Sow et moi retrouvons Ali. Il a déménagé et nous accueille dans sa nouvelle demeure. Et alors que nous palabrons, s’approche, traversant l’aire devant la maison pour nous rejoindre, un homme que je ne reconnais pas. Après de longues salutations, il nous rappelle qui il est : c’était bien Moussa ! Cet après-midi là, il nous a parlé de son histoire faite non d’abandon mais de négation d’existence, de la place qu’Ali avait prise dans sa renaissance et de l’aide qu’il lui avait apportée. Il nous a témoigné de son humanité retrouvée. Bien sûr, la nuit, surgissaient encore des diables qui lui glissaient à l’oreille des propos indécents. Mais il était revenu parmi nous. Les conditions de dislocation des structures élémentaires de la subjectivité de Moussa – et ce sans trouble cognitif – restent à préciser, mais sa « maladie mentale » nous démontre, d’une part, que cette dislocation est possible et, d’autre part, qu’Ali a trouvé- le concernant- les moyens de « bricoler4 » ces structures élémentaires propres à notre espèce, humaine. Le psychiatre occidental que je suis ne pouvait que s’étonner face à l’amélioration spectaculaire de ce patient que j’avais considéré l’année précédente, selon mes critères, comme un schizophrène dissocié (au sens bleulérien) au pronostic particulièrement sombre.
Comment alors nous débrouiller entre (1) les plaintes des familles, (2) la lecture médicale occidentale ou traditionnelle de la maladie et (3) les paroles des patients ? J’ai proposé, lors de ma précédente mission, un outil méthodologique pour structurer les entretiens dont l’intérêt principal réside, à mon sens, dans (4) sa boucle rétroactive. Celle-ci demande que soient réinterrogées les plaintes de la famille autant que les lectures médicales et traditionnelles de la maladie, à la lumière des paroles du patient. Ce retour répond à la disqualification réciproque que produit la simple juxtaposition – pluridisciplinaire – de ces différents points de vue, mais surtout, inscrit le temps de dire dans l’architecture de l’entretien, permettant aux différents discours de s’interroger mutuellement. Ainsi, le clinicien passe d’un discours à l’autre dans une ronde créatrice qui circonscrit l’énigme de la folie, plutôt que d’en ignorer la présence sous le masque de ses conséquences, au risque de la confondre avec celles-ci ou d’éviter les contradictions qui surgissent alors, d’autant plus fécondes qu’inévitables.
Evaluer ce que cet outil méthodologique permettra de découvrir est un objectif prioritaire de cette prochaine mission.
Michel Dewez
1Desmond Morris « Le singe nu »le livre de poche, 1971
2Monique Charles « Ey/Lacan Du dialogue au débat ou L’Homme en question »L’Harmattan, 2004
3Marcel Gauchet, Gladys Swain « Le vrai Charcot » Calmann-Lévy 1997, pp 157 ss.
4Claude Lévi-Strauss « La pensée sauvage »Paris, Ed. Plon, 1960, p 27.