Lettres trimestrielles – 2016-2020

 

 

Lettres trimestrielles

 

 

Volet Santé Mentale du projet FMG-Mémisa-Sa.M.O.A.       2016-2020

 

     

 

 

 

 

 

 

Lettre trimestrielle 1                                                              avril 2018

 

Cher lecteur,

A la proposition du Professeur Bart Criel de vous permettre d’être du voyage, je ne pouvais que répondre favorablement. En effet, le Professeur Bart Criel et ses collègues de l’IMT font partie de ceux qui virent naître et accompagnèrent dès les premières années le projet Sa.M.O.A. qui, aujourd’hui, est devenu le volet « santé mentale » du soutien qu’apporte l’ONG belge Mémisa à l’ONG guinéenne FMG (Fraternité Médicale Guinée) en Guinée Conakry, et ce grâce à la Coopération Technique Belge. Le Professeur Criel fut parmi les premiers en Europe. En Guinée, le docteur Abdoulaye Sow en fait partie également, comme le sont les membres de FMG rencontrés à la fin du siècle dernier.

Ces lettres trimestrielles se voudront carnet de bord de ce voyage, voyage dans l’espace entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest, mais voyage aussi dans le temps.
Le navire a hissé les voiles au début du XXIe siècle, mais non sans histoire, non sans préparatifs, et non sans point de départ.
Peut-être cette première lettre trimestrielle m’obligera-t-elle à ressortir mes notes et à retrouver les coordonnées qu’avaient fixés les instruments de navigation juste avant de prendre le large.

 

Le service de Santé Mentale « La Gerbe » est installé dans la commune bruxelloise de Schaerbeek depuis le début des années 70. Une vingtaine de professionnels avaient pour mission de répondre aux demandes en matière de « santé mentale » des habitants de cette commune d’environ 100.000 habitants d’origines géographiques très différentes. Nous travaillions dans un espace de proximité, ouvert, et dans la continuité dans le temps. Notre première préoccupation fut – autant que possible – de ne pas isoler les patients de leur contexte de vie.

Le champ était vaste, les demandes des plus variées et les réponses… à trouver. Nous formions ce qu’il est convenu d’appeler une équipe « pluridisciplinaire » : assistantes sociales, psychologues, médecins psychiatres, etc., une équipe aux compétences diverses, censées correspondre le plus justement possible au modèle bio-psycho-social de la maladie mentale. Ce référentiel dont l’origine remonte peut-être à la fin des années 1970[1] résonne en contrepoint à la définition de la santé proposée par l’OMS en préambule à sa constitution en 1946 : « Un état de complet bien-être physique, mental et social » (bigre !!!).

 

 

D’un autre référentiel nous arrivaient déjà d’outre-Atlantique les premières bourrasques : un modèle binaire celui-là, qui opposera en les excluant mutuellement « Captain Brain » à « Mister Mind »[2].

 

Voilà donc, d’emblée, posée la question : ce que nous apprend la maladie mentale sur elle-même et donc sur les réponses à lui apporter est-il en rapport avec le contexte de son émergence autant qu’avec le dispositif institutionnel qui la reçoit ? Et si c’est le cas, ce dispositif est-il, lui, représentatif d’une certaine conception, d’une certaine idéologie, d’un système de pensée[3] concernant la maladie mentale et ses origines ? Et le corollaire de cette question est : en quoi l’idéologie – le plus souvent implicite – qui soutient l’institution soignante et son organisation influe-t-elle sur la maladie mentale, sur ce qu’elle est, sur son présent mais aussi – et surtout – sur son avenir ?

 

Existeraient donc des liens de causalité complexes entre conception de la maladie mentale par les soignants (hypothèse biopsychosociale, neurosciences versus psychanalyse, etc.), pluridisciplinarité, organisation institutionnelle, contexte socioculturel et demande d’aide ou de soins. Et les choses se compliquent lorsque l’on tient compte de ce que la demande de soin n’émane pas toujours, loin de là, du patient lui-même mais d’un tiers : conjoint, membre de sa famille, voisin, médecin traitant, service social, instituteur, policier de quartier, avocat, juge de la jeunesse, etc., etc. Le plus simple eût été pour nous de nous faire fonctionnaires de nos savoirs respectifs. Le médecin s’en serait référé au savoir médical, le psychologue au savoir de la psychologie, et ainsi de suite pour chaque professionnel. Mais, très vite, la complexité des situations nous obligea à refuser cette facilité, parce que les réponses proposées se révélaient inappropriées, même si elles paraissaient pertinentes au regard de tel ou tel de ces savoirs constitués. Qu’un schizophrène vienne demander à manger, c’est à manger qu’il s’agit de lui donner, et pas nécessairement des neuroleptiques, quand bien même est-ce au psychiatre qu’il aura formulé cette demande.


C’est alors qu’un premier retournement s’est opéré. Pour éviter que chaque professionnel ne tire à lui la couverture avec laquelle le patient pansait ses plaies les plus intimes, il nous fallait mettre nos savoirs respectifs en suspens et partir non de ce que nous savions, demandant au patient de nous y rejoindre, mais partir de ce que disait le patient, et l’y rejoindre. Et nous devions alors adapter le dispositif institutionnel pour que ce retournement puisse s’opérer. Chacun d’entre nous restait référent de son savoir, qui pouvait être activé à tout moment, autant à la demande du patient qu’à la demande de ses collègues, mais ce savoir n’était plus ce à quoi il s’agissait de se référer. Pour chacun de nous, cette pratique de l’« épochè »
[4] faisait de notre savoir singulier un instrument de la rencontre. Mais c’est elle, la rencontre, qui en devenait le but. Et la « maladie mentale » devenait alors un des paramètres de cette rencontre, un parmi d’autres, dont il s’agissait de décrypter les coordonnées dans cet espace relationnel. Dans cet exercice, ce n’étaient plus les professionnels qui, de leur point de vue, éclairaient chacun une face de la problématique du patient, mais chaque professionnel qui découvrait la richesse et la complexité de ce qui soutenait la démarche du patient. A la pluridisciplinarité de l’équipe soignante, faisait place pour chaque soignant la multidimensionnalité de la démarche du patient et de sa douleur de vivre.


Ce retournement a ouvert de nouveaux champs, dont celui, particulièrement riche, du contexte socioculturel et religieux de ces patients venant – ou dont les parents venaient – de pays subméditerranéens. Le contexte (familial, social, culturel, religieux…) n’était plus simplement le paysage dans lequel évoluait le patient et son symptôme mais participait à son élaboration. Le patient puisait dans le contexte social, culturel et religieux de son origine le vocabulaire avec lequel son symptôme s’exprimait.


Dans les années 90, de multiples rencontres eurent lieu entre des membres de l’équipe de « La Gerbe » et des équipes de pays du Sud (Maroc, Tchad, Sénégal, Rwanda, Bénin…).
La rencontre avec les membres de FMG à Conakry, dont faisait déjà partie à cette époque le Dr Abdoulaye Sow, date de l’été 1998. C’est à cette occasion que le projet Sa.M.O.A. a trouvé ses partenaires, dont l’objectif était d’intégrer les soins aux malades mentaux au sein de trois centres de santé de première ligne à Conakry.

 

Un nouveau chapitre s’ouvrait, une nouvelle page allait s’y écrire.

 

Dr Michel Dewez

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre trimestrielle 2                                                      juillet 2018

 

Cher lecteur,

Préparant cette seconde lettre trimestrielle du projet de coopération Mémisa-FMG, je relis la « Chronique du projet Sa.M.O.A. » qui rassemble les textes, rapports de mission et commentaires de celles et ceux qui y œuvrèrent entre juillet 1997 et décembre 2003.
Le projet Sa.M.O.A. est né à la fin des années 90 de la rencontre des équipes de l’association « Fraternité Médicale Guinée » à Conakry et de l’équipe bruxelloise du service de santé mentale « La Gerbe ». Acronyme de « Santé Mentale en milieu Ouvert en Afrique », il se voulait projet pilote.
« Work in progress », ou plus précisément : « Ralentir Travaux » comme l’auraient dit nos amis surréalistes[5], il devait servir de laboratoire destiné à vérifier l’hypothèse suivante : « En Afrique, comme en Europe, l’intégration des soins de Santé Mentale dans la pratique des généralistes au niveau des services de santé polyvalents, sur un mode ambulatoire, est possible et efficace.»[6]
Sur le plan logistique, le projet Sa.M.O.A. vit le jour grâce à l’appui de l’ONG belge « Médicus Mundi Belgique », du département de Santé Publique de l’ « Institut de Médecine Tropicale » d’Anvers (dont faisaient partie les Professeurs Guy Kegels et Bart Criel), d’un comité scientifique prestigieux, et fut réalisé  de début 2000 à fin 2003 grâce au soutien financier de l’Union Européenne. Le projet Sa.M.O.A. fut l’embryon de ce qui est devenu aujourd’hui – quelques 18 ans plus tard – le volet « santé mentale » du soutien qu’apporte l’ONG belge Mémisa à l’ONG guinéenne FMG avec l’aide conjointe de la Dgd[7].

Mais comment, quant’ au fond, aborder une telle question ?
Alors : « Travaux Ralentir ».
Parce qu’il nous faut bien reconnaître que ni les notions de maladie mentale ni de psychiatrie ne sont aujourd’hui arrêtées, ne font aujourd’hui consensus international comme c’est le cas en médecine organique.

Nous pensons également que les outils conceptuels avec lesquels nous travaillons (celui de « multidimensionnalité » proposé dans la lettre trimestrielle 1 en est un exemple) sont d’autant plus efficaces, donnent à leur utilisateur le plus d’aisance et de liberté, qu’ils sont clairs et précis.
Je m’étais déjà permis, il y a longtemps maintenant, de comparer ces outils conceptuels aux gants du chirurgien : ils protègent autant le patient que le médecin de contaminations réciproques. Et si la finesse et l’élégance de ceux acquis auprès de nos maîtres en psychiatrie (Charcot, Kraepelin, Freud, Ey, Lacan, Schotte et quelques autres – dont je me fais le porte-parole) nous ont permis d’opérer avec justesse les distinctions nécessaires à notre pratique clinique, il nous est difficile aujourd’hui de les troquer pour quelques gants de boxes habillant une main de Mickey sous prétexte qu’ils nous viennent d’outre atlantique.

Exit le DSM de l’APA (non comme instrument de classification à des fins administratives – ce dont il est la raison d’être, certes, mais comme guide de voyage au pays de la folie). Dans le même sens, le mhGAP qui annonce vouloir dire « que faire[8] » mais ni « comment» et encore moins « pourquoi » semble ne pas être des plus attentif à l’intelligence des soignants des pays dits en voie de développement de ce qu’est, dans leur pays et selon leur expérience de la vie (qui n’a pas attendu l’OMS), une maladie mentale.
Alors… Et s’il nous fallait inventer ? Certes, mais pouvions-nous partir d’autre chose que de la clinique.

Par exemple :
La première étude en psychiatrie transculturelle de l’OMS (Sartorius and co.) publiée en 1978 s’intitule “Cross-cultural differences in the short-term prognosis of schizophrenic psychoses”[9]. Cette étude date d’il y a bientôt un demi-siècle si l’on tient compte du délai entre les premières études de terrain, du temps sur lequel a porté l’étude et du délai de publication. Mais elle reste d’une criante actualité, confirmée.

Reprenons les conclusions de l’article. « Des hypothèses sur les influences possibles de facteurs culturels sont en cours : Les résultats du suivi sur 2 ans des patients inclus dans l’étude pilote internationale sur la schizophrénie indiquent que les patients diagnostiqués schizophrènes sur la base d’évaluations normalisées et de critères clairement définis ont démontré sur cette période des variations très marquées du décours et de l’aboutissement de la maladie. Les patients schizophrènes suivis dans les centres de santé des pays en voie de développement ont, en moyenne, un parcours et un résultat nettement meilleurs que les patients schizophrènes dans les centres de santé des pays développés. Une partie des variables concernant le cours et l’issue (de la maladie) était liée à des facteurs prédictifs sociodémographiques (par exemple : l’isolement social et l’état matrimonial) et cliniques (par exemple, le type d’apparition et les facteurs précipitant), mais une autre grande partie (des variables) est demeurée statistiquement inexpliquée (c’est moi qui souligne).
Cela suggère que les variables habituellement utilisées pour décrire la psychopathologie, et les antécédents de patients psychiatriques dans les cultures européennes et nord-américaines ne prennent pas en compte les différences interculturelles. »

Le sens de cette recherche est, à mon humble avis, tout simplement celui-ci : le devenir des patients schizophrènes semble lié au contexte socioculturel dans lequel ils vivent.

C’était à l’époque révolutionnaire (et ce fut reçu comme tel), et – toujours à mon humble avis – cela l’est toujours, parce que cela signifie que la schizophrénie est une « maladie » en relation avec le milieu « humain » (et non physique) dans lequel elle évolue, « milieu humain » à entendre dans toute sa multidimensionnalité, tant individuelle que collective, tant historique que contextuelle.

Pouvons-nous alors poser que la maladie mentale est un « être » multidimensionnel qui n’apparait dans sa compréhension que dans un espace conceptuel multiple ?  Et que là où la pluridisciplinarité divise / sépare / distingue, la multidimensionnalité noue et produit ce qu’elle seule révèle ? La maladie mentale est multidimensionnelle parce qu’ainsi l’est notre nature humaine, dont elle est une des expressions.

Dr Michel Dewez
 

                                                                                                                                                    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre trimestrielle 3                                                          octobre 2018

Cher lecteur,

Nous sommes à la veille de la troisième mission en Guinée du projet FMG/Mémisa/Sa.M.O.A., qui aura lieu à Conakry et à l’intérieur du pays du 19 novembre au 15 décembre. Cette fois, je ne partirai pas seul.  Je serai accompagné les deux premières semaines du Dr Marie Hamonet-Dewez, spécialiste en médecine générale et Maître de Stage des Universités, et de Mariette Feltin, documentariste et intervenante cinéma.  Outre la poursuite du travail de formation et de mise en place d’un réseau de soin au niveau primaire destinés aux malades mentaux, cette mission aura également pour objectif la préparation de ce qui deviendra, espérons-nous, un document visuel dont le sujet sera : « la maladie mentale en Guinée aujourd’hui ».

Je vous laissais au terme de notre seconde « lettre trimestrielle » avec un énoncé sur lequel je voudrai revenir. « La maladie mentale est multidimensionnelle parce qu’ainsi l’est notre nature humaine, dont elle est une des expressions », disais-je. Ce sur quoi je voudrais insister aujourd’hui est ceci : c’est – me semble-t-il – de la conception que nous avons de la maladie mentale que dépendra la réponse que nous lui opposerons. Et appelons cette réponse : la psychiatrie.

Si nous croyons que la maladie mentale est la conséquence d’un désordre génétique provoquant un trouble de la migration neuronale et des perturbations des neurotransmetteurs ayant comme conséquence des troubles cognitifs, la réponse sera essentiellement médicale et médicamenteuse, et nous ne pourrons que discréditer ipso facto et sans nuance aucune l’ensemble du réseau de soins traditionnels guinéen dont la démarche sera considérée comme préscientifique.

Si nous croyons que la maladie mentale est la conséquence de traumatismes psychiques précoces et qu’elle trouve son explication dans l’histoire individuelle du patient dont le symptôme est l’expression de sa vérité ignorée, la réponse sera la création d’une psychopathologie guinéenne, outil de travail de futurs psychologues (il n’existe pas de faculté de psychologie en Guinée).

Si nous croyons que la maladie mentale est la conséquence de troubles graves de la communication entre membres d’une famille, d’un groupe social ou d’une communauté dans un contexte culturel et religieux précis, la réponse sera dans l’analyse fine de ces déterminants systémiques et la formation de travailleurs sociaux attentifs à ces dimensions.

Et si nous croyions que c’est « un peu de tout », nous rejoindrions la proposition, pluridisciplinaire (mais pas pour autant multidimensionnelle) de l’OMS lorsqu’elle parle de la santé dans ses dimensions bio-psycho-sociales, autant que les tenants d’une médecine holistique.

Mais, me direz-vous, le terme : « croyons » est-il approprié ? La psychiatrie ne se fonde-t-elle pas, comme toute pratique médicale, sur un savoir « scientifique » ? Le diabétologue s’appuie sur ce que la science lui apprend du métabolisme du glucose et de l’insuline ! Le cardiologue de la dynamique des fluides ! Le neurologue de la physiologie du système nerveux ! Ce ne serait pas le cas de la psychiatrie ?

Et bien non : la psychiatrie n’a pas de «science fondamentale » dont elle pourrait se réclamer.
Parlant de sa naissance : « La psychiatrie ne nait pas comme conséquence d’un nouveau progrès dans la connaissance sur la folie mais des dispositifs disciplinaires dans lesquels s’organise pour lors le régime imposé à la folie [10]».

Et, plus proche de nous : les membres de l’APA (American Psychiatry Association) s’étaient promis de rédiger la cinquième version du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) sur base de biomarqueurs « objectifs » (dosages sanguins, tests génétiques, imagerie cérébrale, etc).
Ils ont dû se résoudre à publier le DSM V en 2015 sans avoir respecté cet engagement : nulle modification du corps ne s’est révélée être un indicateur « objectif » de la présence de telle ou telle maladie mentale. Si modification il y a, personne ne peut affirmer qu’elle est cause, conséquence ou épiphénomène d’un ensemble de facteurs impliqués dans la dynamique de la maladie.

La psychiatrie est et reste essentiellement une pratique de la rencontre avec la folie. Une pratique dont l’évolution s’est faite indépendamment de découvertes scientifiques dont elle aurait été la mise en application. Souvenons-nous que les dernières découvertes « scientifiques » qui ont modifié radicalement son exercice datent aujourd’hui de plus de 60 ans et sont issues de champs qui lui sont étrangers : pour la chlorpromazine (Henri Laborit) : de l’hibernation artificielle ; du traitement de la tuberculose (Roland Kuhn découvre les effets antidépresseur de l’imipramine alors que cette molécule était proposée comme antituberculeux) ; ou, pour l’halopéridol, dans le domaine du cyclisme et des pratiques du dopage dans la Flandre des années 50[11]. Si avancées (ou reculs…) il y eut depuis un demi-siècle, ils relèvent bien plus de changements idéologiques et donc de changements de discours vis-à-vis de la folie.

La psychiatrie est et reste une pratique de la rencontre avec la folie qui s’appuie sur des discours qui lui sont étrangers, changeants dans le temps et dans l’espace. Ainsi, la pluridisciplinarité ne peut que faire référence aux différents discours – qui le plus souvent se disputent une position hégémonique plutôt qu’ils n’acceptent de cohabiter – contre, tout contre (aurait dit Sacha Guitry) lesquels s’appuie la pratique psychiatrique.

C’est là une des découvertes qu’autorise à un praticien occidental la fréquentation des malades mentaux en Guinée. Mais le regard éloigné qu’il porte alors sur sa pratique en Europe ne permet ces découvertes qu’à condition qu’il se refuse d’importer purement et simplement en Afrique un savoir-faire et ses aprioris issus d’un espace, d’un temps et d’une histoire qui viennent d’ailleurs.

Les conséquences vont cependant bien au-delà. Par exemple, en matière d’enseignement de la psychiatrie : comment enseigner une pratique, un savoir-faire, sans le partager ? Plus proche du compagnonnage que de l’enseignement universitaire, la pratique psychiatrique s’exerce plutôt qu’elle ne s’enseigne. Le Dr Abdoulaye Sow nous a relaté son expérience : il lui fut demandé en 2015 d’évaluer, lors d’un long voyage à l’intérieur du pays, la pertinence de la formation théorique (qui s’appuyait sur le mhGAP de l’OMS) qu’avaient reçue à Conakry des médecins généralistes guinéens.

Une fois rentrés dans leur dispensaire, le Dr Sow les y a rencontrés. Il dut bien vite reconnaître que peu (pas un ?) des médecins avait mis en pratique ce que d’aucuns prétendaient être les bases d’un enseignement de la psychiatrie.

Une autre question sera celle-ci : si la psychiatrie est une pratique qui s’appuie contre, tout contre un discours sur la folie qui lui est étranger, qu’est donc ce discours en Guinée ? Je vous conseillerais pour trouver la réponse d’écouter les familles des patients. Vous entendriez alors que c’est bien à un ordre moral et aux discours qui le fonde que la folie s’oppose et s’appuie tout autant aujourd’hui en Guinée.

Mais alors, si la psychiatrie est une pratique de la rencontre avec la folie, qu’est donc une maladie mentale si elle ne peut se définir qu’à partir de discours contre, tout contre lesquels elle s’oppose et s’appuie tout autant, mais qui lui sont étrangers ?

Dr Michel Dewez

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre trimestrielle 4                                                         janvier 2019

Cher lecteur,

De retour de la troisième mission du volet Santé Mentale du projet FMG-Mémisa-Sa.M.O.A. qui a eu lieu en Guinée du 19 novembre au 15 décembre 2018, je reprends avec vous le dialogue, fort des expériences nouvelles que celle-ci a permises. Au terme de la troisième lettre trimestrielle, je vous proposais cette question : Si la psychiatrie est une pratique de la rencontre avec la folie, qu’est donc une maladie mentale si elle ne peut se définir qu’à partir de discours (…) qui lui sont étrangers ?
Pour avancer, partons, si vous le voulez-bien, de ce que la clinique guinéenne nous offre de découvertes.

Premier constat : lors des consultations, tous les patients, sans exception, nous sont présentés par un membre de la famille. Il est l’ambassadeur, le porte-parole. Mais de qui porte t’il la parole ? Du patient ? Pas sûr. De la famille ? Peut-être. De la communauté ? Sans doute. Et que nous dit-il ? Les mots, lourds de sens, tombent comme des sentences : comportements bizarres, insultes, insolence, menaces, bagarres, agitation, ne dort pas la nuit, fait des crises, ne dit plus ses prières, ne se lave plus, fugue, frappe, rentre dans le cimetière, déserte pour s’adonner aux stupéfiants, se promène inutilement, etc. Le verdict est précis : la maladie est trouble de la bienséance, de la politesse, des pratiques religieuses, autant de règles dont la famille se porte garant face à la communauté. Le patient est hors normes. Hors normes sociales, morales, religieuses. Pour la famille, la maladie mentale est ce que produit la lecture de la folie par l’ordre social, moral, religieux qui régissent le « vivre ensemble ».

Second constat : tous les patients (oui ! tous !), avant de venir nous consulter, ont rencontré un guérisseur. Et c’est l’échec de cette initiative qui pousse les familles aux portes du centre de santé.
Ces guérisseurs, que leur ont ‘il dit ? Nous sommes allés leur demander. Et ils nous ont répondu. Ils nous ont dit, tous, qu’existe un « ordre du monde » dont font partie des forces hostiles. Méchantes, fourbes, trompeuses. Les uns les appellent : « causes invisibles », les autres le plus souvent : « diables ».  Omniprésents, ils interfèrent parfois avec notre quotidien pour diverses raisons, sèment le désordre et portent avec eux malheurs et folie. Les récits des guérisseurs, dont les thèses autant que les pratiques sont loin d’être homogènes, peuvent être très élaborées. Mais tous font de la guérison un combat. Un rapport de force entre le guérisseur et la cause du mal. Un combat parfois dangereux.
Par exemple : nous avions rencontré en 2002 un guérisseur dans le village de Niagara, près de Timbo, qui fut la capitale du Fouta théocratique. Il résidait dans une bananeraie, non loin d’un marigot, avec femmes, enfants et patients. Nous avions passé la journée à échanger au sujet de nos pratiques. Avant que je ne le quitte, il m’avait offert un dessin mêlant les formes d’un fruit exotique avec un texte en caractères arabes dont le graphisme évoquait les calligrammes d’Apollinaire et qui se terminait au creux d’un ombilic par ces mots جن باب le qualifiant. J’ai accroché ce dessin au mur de mon bureau de consultation. Il y a peu, souhaitant retrouver notre confrère pour poursuivre nos échanges, nous y sommes retournés.

 

Nous avons été reçus par son frère, installé à quelque 2 km du lieu où travaillait celui que nous espérions revoir. Ce frère, également guérisseur comme leur père à tous deux, me parla du premier non sans tremblement dans la voix. Il était mort deux ans plus tôt après avoir perdu une de ses épouses et plusieurs de ses enfants. Aux dires de mon interlocuteur, il avait été imprudent, défiant avec trop d’arrogance les forces du mal qui se sont retournées contre lui. Et lorsque je lui ai dit que j’avais accroché au mur de mon bureau un de ses dessins, il me répondit : « ça, je n’aurais pas osé ».
Devrais-je vous dire, rapportant ces propos à mes collègues médecins guinéens, ce que j’ai reçu de ceux-ci en guise de réponse alors que je leur propose de recevoir dans leur centre de santé des malades mentaux ? La question est pourtant incontournable.

Un autre guérisseur fut plus direct : rencontré à Labé, non loin de la piste de l’aéroport désaffecté. Une pièce quasi vide d’une maison sombre aux murs de ciment. Quelques tapis, un assistant, deux ou trois tabourets. D’abord, nous discourons. Puis nous parlons. Enfin nous discutons. Il faut prendre le temps. La curiosité s’installe, la confiance ouvre les oreilles et délie les langues. Puis, sans crier gare, il m’interpelle : est-ce que tu crois aux diables ? Deux fois il me le demande, appuyées de son regard perçant. Sa question m’oblige. Je lui réponds : je pense que le mal est inscrit au cœur de l’homme. Il ne refuse pas ma réponse, et je lui propose ceci : lorsque tu diras « diable », je dirai « mauvaise pensée ». Et nous nous essayons. La suite de ce télescopage spatiotemporel fut étonnante. Entre la question du guérisseur digne de celle du Grand Inquisiteur tout droit sorti du « Malleus Maleficarum[12] » et ma réponse, freudienne[13], un dialogue s’est ouvert que je n’oserais dire œcuménique.

Mais la pluridisciplinarité a bien des visages et d’autres discours encore peuvent en Guinée éclairer la folie pour en produire un objet : La religion, par exemple. Dr X[14]. : « Un cas de crises épileptiformes non rapprochées selon la description du papa chez un enfant, A…, 5 ans, qui a fait plus de 6 mois sans faire de crise sous versets coraniques que son papa récite sur lui souvent et que nous avons conseillé de continuer ». Ou la sorcellerie : Dr Y : « Un cas de trouble du comportement à type de sensation de mauvaise odeur dans une maison particulière chez une patiente de 86 ans, qui accuse un inconnu d’être à la base de cette situation à travers la sorcellerie. Nous avons suggéré à ce qu’elle déménage chez sa deuxième qui vit dans un autre village où elle ne sent rien, ne serait-ce que pour deux mois, le temps de désorceler la maison, et un conseil aux deux filles de la faire changer de localité fréquemment ».

Quel intérêt, me direz-vous, à ces récits… anecdotiques ? De pouvoir avancer ceci : si ce que nous disent les familles guinéennes des troubles d’un de leurs membres est ce qu’ils appellent « maladie mentale » ; si ce que nous disent les guérisseurs des troubles de leur patient est ce qu’ils appellent « maladie mentale », etc ; Alors, ce que nous appelons « maladie mentale » est ce que produit la lecture de la folie par notre discours médical.

Mais là, il y a un problème : celui-ci, redoutablement efficace concernant les maladies du corps, s’est construit au départ d’une méthode (anatomoclinique) et d’un objet (la maladie organique) qui restent absolument étrangers à la folie, alors que c’est l’expérience de la rencontre avec celle-ci qui fait la psychiatrie. Alors…

Alors, soyons précis. Premièrement : la psychiatrie occidentale n’est pas une alternative aux discours qui éclairent aujourd’hui la folie en Guinée. Ce qui nous oblige – pour rendre opératoire ce qui survit en Guinée de notre savoir-faire occidental – à inventer au fur et à mesure de nos rencontres et découvertes, et donc à créer des outils méthodologiques nouveaux dont la mise en application de deux d’entre eux a débuté au cours de cette mission.

Deuxièmement : de cette folie, que pouvons-nous en dire, hormis le fait – d’évidence, et à la différence des maladies organiques – qu’elle est le privilège exclusif de notre humanité ? Et qui d’autre, sinon le principal intéressé (le patient), pourra nous en apprendre ?

Dr Michel Dewez

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre trimestrielle 5                                                              avril 2019

 

Cher lecteur,

A la veille de la quatrième mission du volet Santé Mentale du projet FMG-Mémisa-Sa.M.O.A. qui aura lieu en Guinée du 10 avril au 5 mai 2019, je vous invite à poursuivre notre voyage. Au terme de la lettre précédente, je vous laissais sur un mot lourd de sens : nous parlions de folie. Et si le mot existe dans toutes les langues du monde, ce qui en démontre le caractère universel, la rencontrer demande d’être plus sélectif. Qui donc en effet a déjà croisé sur sa route un bonobo érotomane ? Une carpe logorrhéique ? Un paresseux hyperactif ? Une pie cleptomane ? Un dauphin délirant ? Un paon exhibitionniste ? Une mouette agoraphobe ? Un orang-outan quérulent processif… ? Il nous faut bien reconnaître que la folie au sens où nous l’entendons – et contrairement aux maladies organiques – est le privilège de notre espèce dite « humaine ». Irons-nous jusqu’à dire qu’elle est LA maladie de notre humanité ? Et bien, ne reculons pas devant une telle affirmation.

« On ne nait pas Femme, on le devient » disait Simone de Beauvoir. Autorisons-nous à soutenir : « On ne nait pas Humain, on le devient ». D’aucuns ont appelé ce chemin « psychogenèse ». D’autres voudraient y voir la présence d’un organe, peut-être cérébral, qui murirait au rythme des saisons et de leurs pluies hormonales. Je me permettrai plutôt de soutenir – ce qui n’est pas contradictoire avec ce qui précède –que notre humanité est encore et toujours à construire, avec son passé, ses aventures, son avenir, ses espoirs, mais aussi, ses épreuves, ses souffrances, ses erreurs et ses échecs. Sans la nier, notre humanité excède à la naturalité que nous partageons avec nos cousins mammifères.
Nous ne sommes pas seulement des « singes nus »[15], nous sommes des singes dé-naturés. Cette dé-naturalité est à construire par chacun avec ceux qui l’ont précédé dans cette aventure partagée. Lorsqu’elle se révèle défaillante, apparait alors ce qu’en Occident la lecture par le discours médical appelle maladie mentale. Reconnaissons qu’il s’agit là d’une causalité étrangère à celle des maladies organiques. Si nous avons besoin d’autrui pour nous humaniser – et donc parfois d’en vivre les vicissitudes – ce n’est nullement nécessaire pour se casser la jambe ou se découvrir un diabète insipide. Les maladies mentales nous permettent de découvrir un espace de notre humanité qui nous est exclusif[16], un espace toujours et nécessairement interdépendant, cause première de toute modalité de guérison.

J’ai rencontré, pour la première fois, Ali Loua à Gbili en 1997. Guérisseur Guerzé, il travaillait dans son village, à quelques kilomètres de N’Zérékoré, non loin de la frontière Ivoirienne. Je l’ai revu durant les deux années suivantes. Au cours de ces séjours, Ali a accepté que je parle – seul à seul – avec ses patients qui séjournaient dans le village, aux abords de sa maison, le temps de leur guérison. Nous nous retrouvions ensuite pour échanger nos points de vue.

Deux d’entre eux me reviennent en mémoire.

Le premier, appelons-le François, était un homme jeune, respirant la santé et parlant français avec aisance. Il me dit être « hospitalisé » depuis quelques semaines parce qu’il a présenté subitement une hémianesthésie parfaitement symétrique affectant tout son hémicorps, sans trouble moteur. La lésion en régression, François espérait – autant qu’Ali – une guérison complète dans un bref délai.  Ma curiosité s’est portée sur les circonstances d’apparition de cette anesthésie isolée qui, de par sa localisation, échappait à toute causalité organique.  François me raconta qu’il était tombé malade dans les jours qui ont suivi une rencontre. Un étranger avait surgi dans sa vie, se présentant comme le père dont il portait le nom alors qu’il avait été élevé affectueusement par le mari de sa mère qu’il pensait être son géniteur. Apparut alors cette déchirure entre filiation patronymique et filiation biologique, distinction exclusive et constituante de notre espèce humaine et des lois de sa génération. Pouvait-il y avoir lésion plus éloquente pour le dire ?
François nous confirmait ce qu’avait pressenti, dès la fin du XIX° siècle, le neurologue Jean-Martin Charcot[17] les dernières années de sa pratique : en Europe comme en Afrique ou ailleurs, ce sont bien les pensées qui mènent les corps, cerveaux en tête.

L’autre souvenir me porte vers Moussa. Rencontré dans le courant de l’été 1998 alors qu’il séjournait chez Ali depuis plusieurs mois, il faisait l’objet de toutes ses inquiétudes.  Moussa, qu’Ali avait logé dans une petite case réservée à lui seul, présentait un trouble majeur. Ses phrases n’étaient plus qu’un long soliloque déchiré en lambeaux dont n’émergeait qu’une seule phrase sensée. Moussa n’était ni confus ni incohérent, mais ses paroles, âme perdue, se délitaient. Alors, comme pour répondre à ce travail de sape, Moussa se levait de sa paillasse, se présentait sur le seuil de sa case et, quelque peu ébloui par la lumière du jour, proférait : « Il faut trouver les mots ! ». Ensuite, il se retirait dans l’ombre, accablé. J’ai laissé Moussa, pareil à lui-même en quittant Ali cette année-là.
Un an plus tard, le Dr Sow et moi retrouvons Ali. Il a déménagé et nous accueille dans sa nouvelle demeure. Et alors que nous palabrons, s’approche, traversant l’aire devant la maison pour nous rejoindre, un homme que je ne reconnais pas. Après de longues salutations, il nous rappelle qui il est : c’était bien Moussa ! Cet après-midi-là, il nous a parlé de son histoire faite non d’abandon mais de négation d’existence, de la place qu’Ali avait prise dans sa renaissance et de l’aide qu’il lui avait apportée. Il nous a témoigné de son humanité retrouvée. Bien sûr, la nuit, surgissaient encore des diables qui lui glissaient à l’oreille des propos indécents. Mais il était revenu parmi nous. Les conditions de dislocation des structures élémentaires de la subjectivité de Moussa – et ce sans trouble cognitif – restent à préciser, mais sa « maladie mentale » nous démontre, d’une part, que cette dislocation est possible et, d’autre part, qu’Ali a trouvé- le concernant- les moyens de « bricoler[18] » ces structures élémentaires propres à notre espèce, humaine.

Le psychiatre occidental que je suis ne pouvait que s’étonner face à l’amélioration spectaculaire de ce patient que j’avais considéré l’année précédente, selon mes critères, comme un schizophrène dissocié (au sens bleulérien) au pronostic particulièrement sombre.

Comment alors nous débrouiller entre (1) les plaintes des familles, (2) la lecture médicale occidentale ou traditionnelle de la maladie et (3) les paroles des patients ? J’ai proposé, lors de ma précédente mission, un outil méthodologique pour structurer les entretiens dont l’intérêt principal réside, à mon sens, dans (4) sa boucle rétroactive.

Celle-ci demande que soient réinterrogées les plaintes de la famille autant que les lectures médicales et traditionnelles de la maladie, à la lumière des paroles du patient. Ce retour répond à la disqualification réciproque que produit la simple juxtaposition – pluridisciplinaire – de ces différents points de vue, mais surtout, inscrit le temps de dire dans l’architecture de l’entretien, permettant aux différents discours de s’interroger mutuellement. Ainsi, le clinicien passe d’un discours à l’autre dans une ronde créatrice qui circonscrit l’énigme de la folie, plutôt que d’en ignorer la présence sous le masque de ses conséquences, au risque de la confondre avec celles-ci ou d’éviter les contradictions qui surgissent alors, d’autant plus fécondes qu’inévitables.

Evaluer ce que cet outil méthodologique permettra de découvrir est un objectif prioritaire de cette prochaine mission.

 

 

 

Dr Michel Dewez

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre trimestrielle 6                                                          juillet 2019

Cher lecteur,

La mission du volet Santé Mentale du projet FMG-Mémisa-Sa.M.O.A. qui s’est déroulée du 11 avril au 2 mai 2019 est la quatrième mission, à mi-parcours du projet qui s’achèvera en 2021.  Restent deux ans et demi et cinq missions pour parvenir à nos fins. Nous avons cette fois-ci parcouru près de 2000 Km (Conakry, Dubreka, Boké, Gaoual, Koundara, Labé, Télimélé, Kindia, Conakry) et rencontré les professionnels de neuf centres de santé primaire (Conakry, Labé, Timbi-Madina, Korbè, Thianguel Bory, Timbo, Pita, Télimélé, Moriady) soutenus par FMG et qui ont intégré les soins aux malades mentaux à leur activité quotidienne de médecine générale. Outre les consultations conjointes qui ont impliqués les professionnels de ces centres, le travail de cette mission fut d’établir la systématisation des pratiques et des outils de travail ; à savoir la systématisation de l’entretien, de la nosographie, des schémas thérapeutiques et du dossier médical, au départ des constats établis lors des trois missions précédentes.

Je voudrais développer ici le schéma de l’entretien tel qu’il fut instauré et offrir à vos réflexions les arguments qui m’ont incité à le proposer à l’usage des intervenants des CS de FMG.

 

Le point (1) : la famille, (presque) toujours présente et le patient sont reçus ensemble. La famille fait part de ses doléances, de ses constats et livre ses informations.
La famille est ensuite priée de sortir afin de donner au patient tout le champ de la parole.

Le point (2) porte sur le diagnostic psychiatrique. La sémiologie psychiatrique occidentale est mise au service du soignant pour poser son diagnostic.
Le diagnostic « traditionnel » est également évoqué, souvent révélateur d’enjeux relationnels complexes.

Le point (3) laisse la parole au patient : une fois seul, qu’a-t-il à nous dire ? Ceci constitue l’étape psychopathologique.
La famille est ensuite réintroduite dans le lieu de consultation.

Le point (4) : Le soignant vient rétroactivement réinterroger les propos de la famille ainsi que les éléments symptomatiques après avoir entendu ce que nous a livré le patient du vécu de sa maladie.
C’est le moment de la réflexion, de la palabre et des sanctions thérapeutiques qui en découlent. Lors du déroulement de ce point (4), il s’agit de croiser les différents propos issus des différents points de vue (famille, médecin, guérisseur, patient) sans qu’ils ne s’excluent ou ne se disqualifient mutuellement.
Se révèlent alors les contradictions inhérentes à toute situation de « santé mentale », qui nécessitent prudence et respect réciproque.
Ces contradictions – paradoxalement,  penseront certains – donneront à ce schéma son caractère dynamique, producteur de changement, c’est-à-dire thérapeutique.
La confrontation des différents points de vue modifie en effet la position de chacun, qui se révèle non plus absolue mais relative, impliquant nécessairement la dimension subjective des différents participants.

C’est après avoir entendu le témoignage du patient que la famille et le soignant élaboreront ensemble une procédure particulière, qui se révèlera différente à chaque consultation. La position de chacun se trouvera modifiée par ce mouvement rétroactif, qui ne sera possible – cette remarque est essentielle – qu’à condition du passage par le point 3 (la parole au patient) :

 

 

Contrairement à la pratique de la médecine organique fondée sur l’universel des sciences exactes mis en application dans le particulier de la situation clinique, la psychiatrie est une pratique de la rencontre avec la folie qui, elle, ne relève pas de ces dites sciences exactes. L’objet de notre travail est d’apaiser pour tous – ce qui signifie pour chacun en particulier, dans le respect des différences – les tourments liés aux conséquences de l’expérience de la folie et non de normaliser un comportement ou de se faire la cheville ouvrière ou le bras séculier d’un ordre moral, religieux, social, médical ou juridique.

La pluridisciplinarité divise et engendre la juxtaposition de discours, qui entretiennent entre eux des rapports de pouvoir : qui, de la famille, du médecin, du guérisseur, du patient aura le dernier mot ?  Lequel de ces discours, moral de la famille, normatif du soignants, surnaturel du tradipraticien, de vérité de la part du patient, fera Loi ?
La multidimensionnalité confronte ces différents points de vue, abolissant le principe de non-contradiction. La conversation entre ces discours devient recevable[19] ; La guerre des discours n’aura pas lieu.

Nous espérons que ce schéma ouvre une procédure de soins en matière de prise en charge des malades mentaux qui ne soit pas l’application standardisée d’un protocole anonyme issu d’un arbre décisionnel déshumanisé[20] , mais une procédure dynamique orientée par la parole de chacun (le temps de dire) et non par le seul symptôme du patient.
Mais, avouons-le, nous en espérons bien plus ! La répétition du mouvement de déplacements qui se produit à chaque entretien ouvre un espace nouveau dont l’axe orientera notre écoute.

 

Ainsi, pour répondre à la question : « Mais autour de quoi tout cela tourne-t-il ? » – autre façon de poser la question de ce qu’est la folie – cet axe de signification inattendu pourra nous en apprendre peut-être un peu plus sur ce que comporte d’énigme son épreuve en la circonscrivant.

Dr Michel Dewez
 

 

 

 

 

Lettre trimestrielle 7                                                          octobre 2019

Cher lecteur,

la lettre trimestrielle 6 et son schéma 1234 ne sont pas restés sans réponse, m’invitant à poursuivre notre réflexion. L’enjeu est d’importance. La distinction que je propose entre pluridisciplinarité et multidimensionnalité a des conséquences très concrètes.
Avons-nous – option pluridisciplinaire – à « spécialiser » les intervenants en distinguant : ceux qui diagnostiquent les « maladies mentales » et prescrivent des psychotropes, ceux qui écoutent le patient et ceux qui agissent au sein des familles et des villages, à l’instar du trinôme occidental : médecin, psychologue et assistant social, qui lui-même reprend le tripode bio-psycho-social de l’OMS ?
Ou avons-nous – option multidimensionnelle – à demander à chaque soignant, quelle que soit sa formation de base, d’intégrer les différentes dimensions de notre humanité ? Et pourquoi ?

En médecine organique, les choses sont claires. Imaginons qu’un célèbre footballeur anversois jouant au sein de l’équipe de Manchester United soit victime lors d’un match particulièrement musclé d’un choc terrible sur le tibia. Il est évacué par des secouristes (1), transporté par des ambulanciers (2) dans l’hôpital de plus proche. Un urgentiste (3) l’envoie confirmer la fracture auprès d’un radiologue (4). L’orthopédiste (5) de garde est appelé, de même que l’anesthésiste (6). Une prise de sang préopératoire est validée par le biologiste (6). Un interniste (7) confirme son bon état de santé avant l’intervention, qui, etc, etc… Sans oublier l’entraineur, les supporters, les journalistes, les assureurs, les avocats et les argentiers qui se pencheront sur le tibia de Romelu. Chacun mobilisera ses compétences propres, aucun ne prétendant les posséder toutes. « Tous pour Un » dirait d’Artagnan !

Qu’en est-il concernant les maladies mentales ?  Ecoutons ce patient et son papa dont le docteur Siaka Sangaré, coordinateur FMG, a noté les propos.

Récit du père du patient : « il était en douzième année. Et puis il a déserté pour s’adonner aux stupéfiants. Et voilà maintenant les conséquences. Il ne fait qu’insulter, il menace des gens, il a beaucoup de troubles, il fugue un peu partout, il se promène inutilement, il a complètement changé. On l’a amené à Donka (l’unique service de psychiatrie du pays, celui de l’hôpital Donka à Conakry). Nous avons commencé le traitement. Nous avons compris vite qu’il était très nonchalant et il avait vite pris du poids. Nous avons décidé d’arrêter le traitement. C’était très inquiétant pour nous. Soudain, nous avons pris l’initiative de voir les guérisseurs traditionnels. Dès que cela fut fait, j’ai compris qu’il était plus anxieux et plus perdu. Après quelque temps, il avait commencé à se retrouver, mais cela fait maintenant à peu près 6 ans que je cherche des médicaments pour lui ».

Récit du patient : « 
La troisième femme qu’il a épousée, cela répercute sur moi beaucoup. Je sais que je suis malade : mon esprit est dérangé selon le docteur de Donka. Moi je sais que mon esprit n’est pas dérangé. Les médicaments m’ont aidé pour ne pas être dans la rue. Je sais que dans ma tête, il y a des mauvaises pensées. La vie passe comme si moi je ne la vis pas. Je buvais de l’alcool et je prenais de la drogue, mais comme j’ai eu des troubles en 2010 quand mon cousin m’a donné une drogue trop forte, j’ai constaté comme j’étais absent dans le monde. Je veux travailler mais les gens pensent que je suis malade, que je suis fou. Je voudrais me suicider mais je me suis rendu compte que c’était pas une bonne idée pour le moment. Je me demande des fois si j’ai des pieds, je me demande si j’ai une tête. Non, j’ai pas de tête. Ce n’est pas mon corps qui est malade, c’est mon esprit qui est malade. Je suis désespéré, la vie passe devant moi ».

De qualifier le mal dont souffre ce patient de syndrome de Cotard, forme grave de mélancolie, n’est peut-être pas faux. Reconnaissons cependant que ce mal, cet évènement qui mobilise ce patient et sa famille, ce qu’il appelle lui-même sa « maladie de l’esprit », interpelle toutes les dimensions de notre humanité.

Les dimensions morales, familiales, historiques, sociales, culturelles, traditionnelles, médicales, personnelles sont toutes interpellées dans ces témoignages. Mais toutes ces dimensions ne le sont pas pour leurs compétences, leurs spécificités, leur savoir-faire face au dit évènement. La folie n’est pas ce qui définit l’ordre moral, social, familial, culturel, religieux.

« Pluridisciplinaire » signifie que chaque discipline donne une place à l’évènement (la fracture) selon sa spécificité. L’évènement est adéquat, en cohérence avec plusieurs disciplines qui répondent chacune de façon particulière. Position du mousquetaire, indispensable en médecine organique.

« Multidimensionnel » signifie qu’un évènement (la folie) traverse toutes les dimensions de notre humanité en en faisant vibrer les harmoniques de façon propre à chacune, sans pour autant appartenir à aucune. Ainsi, la folie mobilise ce que ces différentes dimensions ont en commun mais qui ne les définit pas pour autant. L’essentiel est ceci : l’évènement n’existe que compte tenu de l’ensemble des dimensions qu’il mobilise, ce qui nécessite non une addition (de symptômes) mais un parcours. Le rapport dynamique d’un élément à l’autre (que le parcours réalise) est plus important que l’objet (la « maladie ») qui les rassemble.

Le schéma 1234 n’est pas centré sur le symptôme. Il n’est pas centré sur le patient. Le schéma 1234 – regardez-le – est centré sur un vide. Ce vide est la condition nécessaire et suffisante à la circulation de la parole[21]. Cette circulation est l’acte diagnostique d’une « maladie mentale » qui se découvre alors être un évènement historique qui mobilise toutes les dimensions de la vie d’un patient et de son entourage. Faire un « arrêt sur image » (poser un diagnostic) est nécessaire parfois mais ne doit pas faire oublier qu’il ne s’agit que d’une mise en suspens d’un parcours de vie qui ne s’identifie pas à l’évolution d’une maladie. Négliger cet aspect dynamique de la maladie mentale est priver celle-ci de toute adresse. Plus personne alors ne l’habite et elle ne parle plus à personne. Reste une dépouille. Ces propos rejoignent l’avis émis en juin 2019 par le CSS (Conseil Supérieur de la Santé) belge concernant l’utilisation des classifications internationales (DSM V et CIM 11)[22] dont est issu le mhGAP. L’option dimensionnelle prévaut clairement sur l’option catégorielle.  Je ne peux ici que vous encourager à le lire attentivement dans son entièreté.

En 1925, un des principaux fondateurs de l’anthropologie sociale, Marcel Mauss, publiait son « Essai sur le don ». Il y qualifie le don de « Fait Social Total [23] » parce « qu’il mobilise la totalité de la société ». « Nous avons vu, dit-il, des sociétés à l’état dynamique ou physiologique. Nous ne les avons pas étudiées comme si elles étaient figées, dans un état statique ou plutôt cadavérique (…) C’est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir l’essentiel, le mouvement du tout, (c’est nous qui soulignons), l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui ». Et un peu plus loin : « Les psychopathologistes devraient étudier le comportement d’êtres totaux et non divisés en facultés » ( ! ). Que proposons-nous d’autre dans une approche multidimensionnelle, dynamique, telle qu’y invite le schéma 1234 ? Aurions-nous à approfondir cette analogie entre le don et la maladie mentale comme Faits Sociaux Totaux ? Est-ce la raison pour laquelle il a été dit qu’intégrer les soins aux malades mentaux dans un centre de santé améliorait la qualité des soins en général ? Le Dr Abdoulaye Sow, directeur de FMG, s’attèle à assoir quantitativement cet énoncé. Il vous en parlera lui-même. Quant’ à moi, je me proposerai de poursuivre cette question dans la lettre trimestrielle 8 qui sera diffusée après la prochaine mission Santé Mentale du projet FMG-Memisa-Sa.M.O.A. en Guinée (novembre/décembre 2019).

Dr Michel Dewez
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre trimestrielle 8                                                     décembre 2019

Cher lecteur,

La mission Santé Mentale du projet FMG-Mémisa programmée en novembre/décembre 2019 a été reportée pour diverses raisons, dont certaines liées à la politique intérieure de la République de Guinée, mais les échanges épistolaires se sont poursuivis. Je voudrais revenir et développer quelque peu la question, fréquemment posée, desdites « différences culturelles » à partir de situations qui représentaient près d’un tiers des consultations de la première mission de 2017.

Les parents [24]nous présentent leur fille, qui « fait des crises ».  Elles sont adolescentes, élèves assidues, obéissantes, et, hormis ces « crises », ne présentent aucun symptôme ou signe évoquant la présence d’une pathologie mentale. De ces « crises », les parents savent peu dire quant ’au contexte de leur apparition. Elles surviennent, et se manifestent le plus souvent par une chute, sans prodrome, suivie d’un moment d’inconscience. Rien n’évoque une origine cérébrale, comitiale par exemple[25]. Nous pourrions dire : ces jeunes filles se pâment. Mais devant qui ou devant quoi ? Mais devant un diable, pardi ! Et une fois seules  [26], elles parlent de ce diable amoureux, tentateur, qui leur apparaît. Lorsque les crises arrivent en classe. Elles se propagent alors de l’une à l’autre sur le mode de la troisième identification freudienne[27]. Le phénomène est fréquent, et peut aboutir à la fermeture momentanée de la classe ou parfois même du collège, ou au sacrifice d’un bœuf à l’occasion d’une cérémonie religieuse.
Depuis quelques années, les médecins guinéens de FMG, refusant renvoyer ces jeunes filles et leur famille en difficulté aux thérapeutes traditionnels avaient spontanément « bricolé » (au sens noble du terme) une procédure de soin qu’ils ont nommé la « stratégie bécobo », et dont l’analyse est des plus intéressante.
Le docteur G (médecin généraliste guinéen de FMG) nous donne quelques indications :
Après avoir reçu la famille et la patiente, le docteur G la reçoit seule. Lors de cet entretien confidentiel, contrat est passé entre lui et la patiente.

Le médecin à la patiente : « On (nous médecins) connait cet homme (le diable). Il n’ose pas les médecins. C’est un homme trop seul, il profite de vous ».

Un secret vient alors sceller la relation entre la patiente et le médecin dont le contenu est le suivant :

– Ne pas révéler le pacte (noué entre le médecin et la patiente).

– Ne pas avoir peur.

– Prendre un médicament appelé « becobo », d’où le nom de ladite stratégie. « Becobo » est un néologisme. Sur le plan pharmacologique, c’est un complexe vitaminique. Nous parlerions de placebo.

Se réalise ensuite un transfert de pouvoir de la paume de la main gauche du médecin à la paume de la main gauche de la patiente. Contact physique inspiré. La patiente aura à exposer cette même paume au diable lorsqu’il se manifestera. Le médecin dira également rester présent (en pensée) derrière la patiente lorsqu’elle profèrera dans sa langue son « vade retro satanas », bras tendu et paume de la main brandie face au diable, pour lui faire arrêt.

Lors d’entretiens ultérieurs[28], le Dr G. questionne la patiente :

– « Ce monsieur, il ne vient plus vers toi ? »

– « Non, ça fait longtemps il ne vient plus ! » répond-elle selon son témoignage.

Le Dr G. me précise en aparté[29] : « Depuis que j’ai commencé ici ces stratégies, il ne vient plus. Je dis aux filles : tu vois j’ai pris la place du monsieur. Le plus souvent lorsque tu pousses vers la sexualité, mariage et autres, là, c’est des filles qui se sentent à l’aise ; je ne leur laisse pas le temps de rester seules parce qu’elles sont capables de tout, j’ai peur qu’elles m’accusent de tentative de viol dans une salle isolée. Là, quand je les vois seules, le plus souvent, y a quelqu’un au dehors, les parents ne sont pas aussi éloignés et je cherche toujours à ce que notre discussion soit centrée sur la situation même si parfois elles ont tendance à… lorsqu’elles veulent sortir, déborder… c’est des filles parfois lorsqu’elles te trouvent jeune, elles s’intéressent : vous êtes marié ? Et autres. Je ramène toujours la conversation sur elles. Si vous êtes seul, elles disent : le monsieur, là, il veut coucher avec moi !

Devant les parents, elles ne le disent pas (qu’il s’agit d’un diable tentateur). Il y a beaucoup de filles qui se limitent à dire : je fais des crises. Ou elles disent : je vois quelqu’un ou un monstre. Et si vous êtes seuls, elles vont te dire : c’est un garçon, il est comme ça, il me plait, on a scellé un pacte de mariage, donné une bague, il m’a proposé ça et ça comme dote. Dans la majorité des cas, la famille n’est pas informée de ce que la fille voit.  Mon constat, c’est que les parents ne savent même pas que c’est lié à la sexualité. Le problème ici en Afrique c’est que tout ce qu’on n’arrive pas à expliquer avec logique, on cherche à rapporter ça aux diables parce qu’on ne trouve pas d’explication.

Et l’explication sexuelle[30] ?

Non, l’explication sexuelle, on n’en fait pas cas. Ils (les parents) ne pensent même pas à ça.

Sur ce dernier point, je serais plus prudent que le docteur G. Je dirais plutôt que le silence des familles (sur la dimension sexuelle de ces crises) respecte la dimension de compromis qui définit le symptôme « psychique ». Contrairement aux maladies physiques, où le symptôme est signe (d’un dérèglement par exemple), en médecine « mentale » le symptôme est éloquent. Les névroses sont des maladies qui parlent, même si celui ou celle qui en souffre ignore peu ou prou ce qu’elles disent. Les névroses sont des maladies qui parlent, mais à mi-mots, et pas toujours dans la langue du patient, et la traduction doit de faire avec la plus grande prudence.
Dans l’exemple qui précède, le symptôme est clairement un compromis. Entre ces désirs de jeunes filles, inavouables peut-être, mais pourtant partageables avec d’autres à certaines conditions ; une société villageoise traditionnelle répressive et ses lois coutumières ; et un corps adolescent qui change. L’équilibre instable qui s’établit entre ces dimensions hétérogènes (c’est pourquoi je parle de multidimensionnalité) et parfois inconciliables produit le symptôme « psychique » qui n’est pas un désordre naturel mais un compromis entre des forces contradictoires, sans disqualifications possibles.
Par contre de vouloir répondre d’autorité à la question que posent ces jeunes filles (la question de la sexualité féminine) à travers leur symptôme (les « crises »), le docteur G ne risque peut-être pas le même sort que celui réservé à l’abbé Urbain Grandier, mort sur le bûcher le 18 août 1634 à Loudun[31], mais à quand l’apparition chez une de ces jeunes filles des ravages d’une érotomanie devenue incontrôlable ?

Reprenons notre question initiale.

Dans les années 70, le docteur Jacques Lacan, psychiatre et psychanalyste français, élabore une théorie des discours, qui se révèle d’une redoutable efficacité dans des contextes tels que ceux qui évoqués plus haut pour éviter le piège du sens, tiraillé entre le Charybde du psychologisme et le Scylla du culturalisme. Cette théorie reste malheureusement peu connue du monde anglo-saxon et, à ma connaissance, inutilisée par celui-ci. Lacan isole au départ de son expérience clinique – ce qui lui donne toute son assise – quatre déterminants structuraux dont l’articulation ordonnée fonde le discours psychanalytique, original. Le discours psychanalytique n’est pas « ce que dit la psychanalyse » sur tel ou tel sujet. Ce ne sont pas non plus les paroles individuelles prononcées entre divan et fauteuil. Le discours psychanalytique est la configuration suffisante de quatre termes et la logique nécessaire à leur articulation pour que l’acte analytique se réalise et mobilise le symptôme. Déplaçant ensuite ces mêmes déterminants dans ce que d’aucuns appelleraient peut-être aujourd’hui un algorithme et qu’il nommait un mathème, Lacan en déduit la structure de trois autres discours qui fondent le lien social.

Les quatre déterminants isolés par Lacan et articulés dans les quatre discours sont : le corps, l’individu, le symptôme, le langage. Ces quatre termes demandent à être précisés : « le corps » est celui-là même qui est mobilisé par la dynamique pulsionnelle (c’est le corps qui se pâme devant le diable, au mépris des lois de la physiologie). L’ « individu » est ce qui le représente en tant que singulier. « Le symptôme » est le symptôme psychique tel que distingué plus haut, divisant celui ou celle qu’il possède. Et le « langage » est l’ensemble des mondes sociaux, culturels, linguistiques, religieux et leurs savoirs respectifs, véhiculés et articulés par celui-ci et dans lequel le petit d’homme est plongé dès avant sa naissance.

Je ne suis pas plus lacanien que les parents qui vaccinent leur enfant ne sont pasteuriens. Mais il faut reconnaitre que la théorie des discours de Lacan permet non seulement d’éviter le piège du sens, mais aussi de dépasser l’opposition peu contributive entre psychologie individuelle et psychologie collective. Elle permet également de rendre compte des conséquences heureuses ou dévastatrices de la rencontre d’une jeune guinéenne aux prises avec son symptôme, et d’un médecin qui prétend y répondre en voulant lui faire sa/la loi. Bien d’autres constats sont possibles, dont celui-ci : nous aurons à constater que la structure du discours médical occidental est la même que celle du discours avec lequel opèrent les karamoko du Fouta. Nous constaterons également que la structure du discours qui préside à la sorcellerie (witchcraft) est, elle, radicalement différente, que celle-ci soit européenne[32] ou africaine[33].
Nous reviendrons sur ces sujets.

Dr Michel Dewez

Lettre trimestrielle 9                                                     avril 2020                                                                                                                                            

Cher lecteur,

Le contexte politique en Guinée et épidémique mondiale ont aujourd’hui suspendu les missions « Santé Mentale » du projet FMG-Mémisa sur le terrain guinéen depuis la dernière mission d’avril/mai 2019. N’hésitons cependant pas à faire le point sur notre démarche, notre méthodologie et ses références théoriques.

Dès le départ (février 2000 dans le cadre du « projet Sa.M.O.A. »), nous posions les énoncés suivants qui nous guident aujourd’hui encore.

Voici ce que nous en réécrivions il y a peu :

Référent théorique.
Pour orienter son travail clinique, Sa.M.O.A. en appelle aux sciences humaines (psychologie, sciences sociales, anthropologie, psychanalyse) plutôt qu’aux neurosciences, sans négliger pour autant leur apport éventuel.
Anticipant l’avis du Conseil Supérieur de la Santé[34], Sa.M.O.A. conçoit les maladies mentales, et, plus largement, les problèmes de santé mentale, de façon multidimensionnelle et dynamique, sans ignorer pour autant les diagnostics catégoriels qui répondent au modèle biomédical et que proposent les classifications internationales (DSM, CIM, mhGAP).

Le schéma de l’entretien que nous avons proposé (nommé 1, 2, 3, 4 et développé dans les LT 6 et 7) nous dit bien, comme énoncé ci-dessus, en quoi notre attention ne doit pas se limiter à une collecte de symptômes selon le modèle biomédical menant à un diagnostic catégoriel (point 2) mais à dépasser ce point pour l’ouvrir à une autre dimension (point 3) qui cherchent ses références, non dans les sciences dites exactes mais, dans les sciences dites humaines. Nous proposions ensuite que ce changement de coordonnées dans l’écoute fasse ouverture et déplacement de la position que le soignant occupe vis-à-vis du patient. Qu’est-ce à dire ?

Nous avons énoncé que la psychiatrie à laquelle nous souhaitions initier les médecins généralistes et les soignants guinéens œuvrant dans des centres de santé primaires, n’était pas fondée uniquement sur le modèle médical au sens strict du terme. Disons-le simplement : la pratique psychiatrique que nous voudrions proposer de définit comme « une procédure de rencontre avec les folies » et leurs conséquences pour le patient, sa famille et la communauté.

Le terme de « folie » est des plus générique. Loin d’une conception péjorative, la folie désigne ici l’énigme qui s’introduit dans une vie pour la rendre problématique ainsi qu’à son entourage.             Le produit de la lecture par la médecine des conséquences de ces folies à travers les réponses que le patient proposera à cette énigme et à son incompréhension s’appellera maladie mentale. Beaucoup d’autres lectures sont possibles.

La pertinence de cette première lecture selon le modèle biomédicale est d’évaluer l’éventuelle nécessité d’une réponse médicamenteuse, afin de rendre possible, dans le cadre de la « procédure de rencontre » que nous appelons « psychiatrie », une rencontre. Comment parler, rencontrer, discuter avec un patient dont on dit qu’il a perdu la raison ? Les guérisseurs traditionnels ne s’y sont pas trompés. Discutant de collaboration entre leur pratique et la nôtre, l’un d’eux il y a peu, me faisait à Labé, la demande suivante : il souhaitait que je donne aux patients agités qu’il recevait des médicaments sédatifs afin qu’il puisse leurs prodiguer les soins traditionnels selon sa lecture – religieuse – de la folie. Avait-il tort ? Il nous rappelait, en tous les cas, que les médicaments n’ont de sens que de rendre la rencontre possible entre un patient que la folie égarait et un soignant qui souhaitait ne pas le laisser seul avec son énigme et les conséquences de son incompréhension, douloureuses pour lui-même et pour son entourage.

Mais, direz-vous, pourquoi parle-t-on d’incompréhension ?                                                                              Le psychiatre comprend fort bien les mécanismes des maladies mentales ! Si leurs causes sont encore obscures, elles s’éclaireront sans doute, comme sera sans doute bientôt disponible un traitement et peut-être un vaccin pour traiter les conséquences d’une infection par le covid.19 !
Et bien, nous n’en sommes pas persuadés. Nous pensons même que c’est là une position idéologique et non scientifique. Parce que, quand bien même connaitrions-nous l’inscription somatique, en général et neuronale en particulier, de l’expérience de la folie, rien ne dit, d’une part, que ces inscriptions sont causales, et d’autre part, rien n’explique l’énigme que constituent l’expérience singulière de la folie par le patient, son incompréhension et ses tentatives de réponse.                                                  Ces tentatives l’obligent parfois à sortir des sentiers battus et à tenter d’inventer une réponse le plus souvent douloureuse, tragique aussi, exceptionnellement géniale. Ces questions relèvent d’un autre ordre que celui qui se fonde sur une lecture biomédicale catégorielle. Si la médecine essaye de dire « comment », elle ne dit pas « pourquoi ». Notre pari est de faire d’un « pourquoi » un « comment ».

Ne pas reculer devant ce « pourquoi » est accepter ce que comporte d’énigme l’épreuve de la folie, qu’elle soit petite ou grande. Enigme et incompréhension, pour le patient assurément, mais aussi pour le soignant. La recherche des clés de l’énigme se fera de concert, chacun modifiant sa compréhension, et donc sa position respective, au fur et à mesure de ses avancées (point 4 du schéma de l’entretien).
Il n’est pas dit que ces clés existent pour tous les patients, certains resteront à jamais étrangers à celle-ci. Mais chercher à deux est moins difficile à vivre qu’errer seul dans la nuit ou se retrouver enchainé pour ne pas trop se perdre.
Cette recherche n’est possible que dans un cadre de confiance et de dialogue précis (ce que les spécialistes en sciences humaines nomment « le cadre transférentiel » dont les coordonnées doivent être définies, et qui n’est pas le cadre de la consultation médicale au sens restreint du terme).            Il s’agit d’un cadre de rencontre entre deux personnes et non entre un patient équivalent à tout autre patient et des soignants/techniciens anonymes et interchangeables.
Et puis, désireux de s’y retrouver, restent toujours ces autoroutes de la pensée que sont les discours établis : obéir, se faire enseigner… ou simplement décider d’être sage. A chacun sa liberté, de devenir qui il est, à nul autre pareil.

Ce qui précède justifie les outils méthodologiques proposés dès 2000 également :

Méthodologie.
Sa.M.O.A. s’appuie sur une méthodologie participative permettant un transfert de savoir réciproque au départ d’une expérience clinique partagée.
– Consultations conjointes (belgo-guinéennes),
– Visites à domicile,
– Implication des familles,
– Séminaires et échanges théoriques au départ de situations rencontrées en commun,
– Participation des différents partenaires (service de psychiatrie, hôpitaux, centres de santé et dispensaires mais aussi tradipraticiens, représentants des autorités locales civiles et religieuses, etc).

Nous restons dans l’espoir partagé de pouvoir bientôt reprendre le chemin, et poursuivre dans ce sens.
Dr Michel Dewez

 

[1] Maryse Siksou, « Georges Libman Engel (1913-1999) : Le modèle biopsychosocial et la critique du réductionnisme biomédical », Le Journal Des Psychologues, 2008/7 (N° 260), pp. 52-55.

[2] Michel Minard, « Captain Brain versus Mister Mind. Une histoire américaine », L’Evolution Psychiatrique, Vol. 82, Issue 1, January-March 2017, pp.39-62.

[3] Jean Louis Feys, « Quel système pour quelle psychiatrie ? », PUF, 2014.

[4] « Épochè » est un mot grec qui signifie « arrêt, interruption, cessation ». En philosophie, ce terme désigne la suspension du jugement.

[5] Breton andré, Char René et Eluard Paul, « Ralentir travaux » S.L. Editions Surréalistes, 1930.

[6] Cette hypothèse et ses développements firent l’objet du Mémoire présenté en 2003 en vue de l’obtention d’un « Master en Santé Publique » à l’IMT d’Anvers par le Dr Abdoulaye SOW, directeur de FMG.

[7] La Direction générale Coopération au développement et Aide humanitaire (DGD) défend les différents aspects de la Coopération belge au développement. La DGD relève de la compétence du ministre de la Coopération au Développement.

 

[8] « Guide d’intervention mhGAP pour lutter contre les troubles mentaux, neurologiques et liés à l’utilisation de substances psychoactives dans les structures de soins non spécialisées», chapitre « Introduction », OMS.

[9] “Cross-cultural differences in the short-term prognosis of schizophrenic psychoses” Norman Sartorius, Assen Jablensky, and Robert Shapiro; Schizophrenia Bulletin (1978) 4 (1) : 102 – 113

[10] Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France 1973-1974, Seuil, 4° de couverture.

[11] Jean-Noël Missa, Naissance de la psychiatrie biologique, Presses Universitaires de France, 2006, p 273-274.

[12] H. Institoris, J. Sprenger « Malleus Maleficarum» 1486. Traduction française aux éditions Jérôme Million, 2005.

[13] S. Freud « Une névrose diabolique au XVII° siècle » Œuvres complètes, volume XVI, PUF, p218.

[14] Extraits d’échanges écrits avec les Dr X et Y, médecins généralistes de centres de santé de FMG.

[15] Desmond Morris « Le singe nu » le livre de poche, 1971

[16] Monique Charles « Ey/Lacan Du dialogue au débat ou L’Homme en question » L’Harmattan, 2004

[17] Marcel Gauchet, Gladys Swain « Le vrai Charcot » Calmann-Lévy 1997, pp 157 ss.

[18] Claude Lévi-Strauss « La pensée sauvage » Paris, Ed. Plon, 1960, p 27.

[19] Newsletter Santé Mentale 1.

[20] Newsletter Santé mentale 2.

[21] Je parlais de « suspension du jugement » dans la première Newsletter.

[22] https://www.health.belgium.be/sites/default/files/uploads/fields/fpshealth_theme_file/css_9360_dsm5.pdf

[23]  Marcel Mauss Essai sur le don PUF quadrige p 234-237.

[24] Point 1 du schéma de l’entretien tel que développé dans la NL 6. L’ensemble des lettres trimestrielles sont disponibles sur le site http://www.samoa-afrique.eu

[25] Point 2 du schéma de l’entretien.

[26] Point 3 du schéma de l’entretien.

[27] S. Freud Psychologie collective et analyse du moi PUF 1991 « Œuvres complètes » Vol XVI p 45

[28] Point 4 du schéma de l’entretien qui permet le suivant :

[29] Point 1 du second tour du schéma de l’entretien. Nous constatons que seul le médecin y parvient (et non la famille) selon ses dires.

[30] Il aurait s’agit de l’axe de signification qui aurait pu apparaître traversant les tours répétés des entretiens successifs tel que décrit dans le troisième schéma de la NL 6.

[31] « Sœur Jeanne des Anges » annoté et publié par les docteurs Gabriel LEGUE et GILLES de la TOURETTE. Edition Jerome Million 1985

[32] Jeanne Favret-Saada Désorceler Editions de l’Olivier 2009.

[33] Charles-Henry Pradelles de Latour La dette symbolique EPEL 2014.

[34] Cité dans la Newsletter 7

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