Les « quatre discours » en Guinée
Mise en situation
Pour illustrer mon propos, cinq évènements issus de ma pratique en Guinée.
Premier évènement : Opimo et la question de l’espace[1] thérapeutique[2].
1997, en Guinée forestière dans les environs de Nzérékoré. Vivent dans un village auprès d’un guérisseur quelques dizaines de patients, certains depuis des mois. Discutant avec eux, plusieurs me parlent de leur maladie, diagnostiquée par le guérisseur. Ils me disent souffrir d’opimo. Opimo est une maladie grave, mortelle lorsqu’elle n’est pas soignée. Elle consiste chez l’adulte en la réouverture progressive de la fontanelle, au sommet du crâne. Heureusement existe un traitement à base de plantes. Les patients me montrent alors leur cuir chevelu, recouvert d’une pâte végétale desséchée parfois protégée par divers couvre-chefs.
N’allez pas, bon Dieu, vous risquer à soulever cette croute verdâtre pour vérifier le bien-fondé de l’étiopathogénie d’opimo ! Le malade en périrait. Sa présence est salvatrice, preuve de l’exactitude du diagnostic autant que de la pertinence du traitement. De plus, grâce à celui-ci, les malades se portent beaucoup mieux, ce qui semble le cas.
J’aurais pu en rester là, me disant que ce dispositif thérapeutique permettait à un traitement inefficace de soigner une maladie inexistante, justifiant l’existence d’un guérisseur.
Mais à la question de savoir ce qui avait poussé ces patients à consulter, j’ai dû me raviser. Les plaintes, toutes subjectives, convergeaient : asthénie, céphalées, tristesse immotivée, troubles du sommeil, perte de l’élan vital, et surtout : douleurs somatiques mal systématisées, perte de l’appétit, difficultés de concentration, et parfois même idée que la mort leur réserverait un meilleur sort que les souffrances d’ici-bas. Assurément, ce dispositif thérapeutique communautaire permettait la prise en charge efficace de pathologies que nous appellerions de divers noms (souffrances psychosociales, somatisations, syndrome dépressif, etc) quand bien même celles-ci ne sont pas diagnostiquées comme telles selon notre nosographie occidentale. Elles faisaient cependant l’objet d’un diagnostic. Mais le prix à payer pour cette efficacité thérapeutique est – entre autres – une dépendance au dispositif lui-même. Les séjours sont prolongés, et la vie reprend son cours dans ce lieu de soin. Des couples se forment, des enfants naissent, des cases se construisent.
Et le Waliou de Bamakama a vu sa communauté s’agrandir de jour en jour.
L’espace thérapeutique déborde largement du cadre strict de l’espace de soins tel que nous l’entendrions, liant fermement soignant, soignés, symptômes, procédures de soins et milieux écologiques tant géographique que botanique et humain[3].
Second évènement : Le marchand, le sorcier et son fils, et la question du discours de la sorcellerie.
2002, Conakry. Appelons-le Moussa. Il a 14 ou 15 ans. Je le rencontre à son domicile, à la demande de sa maman. A son domicile parce que Moussa est grabataire à la suite d’une maladie neurologique dégénérative mais pas incurable pour autant.
Une chose me frappe : la concession est installée dans un quartier pauvre et enclavé (Dar Es Salam) mais le sol de celle-ci est macadamisé et un groupe électrogène alimente la maison en électricité, dont un grand surgélateur approvisionné. Le papa serait marchand.
J’instaure un traitement qui, après quelques semaines, commence à porter ses fruits : Moussa se lève, l’incoordination motrice diminue au point qu’il commence à marcher et à s’alimenter seul. C’est alors que je reçois un coup de téléphone du papa de Moussa qui m’intime d’interrompre le traitement et de ne plus rencontrer son fils.
A mon étonnement, le Dr Ambroise Kourouma, à l’époque médecin du centre de santé de Dar Es Salam, m’oppose cette réponse laconique : « c’est que le papa a donné son fils à manger aux sorciers[4] ! »
Le processus morbide fait donc partie d’une économie extérieure au patient et qui intègre ce dernier. Mobiliser ce processus morbide dans une logique de vases communicants implique le changement d’autres éléments du dispositif.
Il nous faut bien reconnaître cette économie comme étant celle des passions humaines.
Que les passions génèrent des maladies ne nous étonnera pas. N’est-ce pas ce que déjà nous dit
Freud lorsqu’il évoque le petit Œdipe que nous avons été dans sa lettre à Fliess datée du 15 octobre 1897 : « La légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. »
Sinon que dans cette configuration, le lieu des passions est le lieu du symptôme : L’amour incestueux et la haine parricide recouverts du manteau de l’ignorance sont producteurs du symptôme névrotique du patient lui-même, à la fois auteur, acteur, victime et spectateur de son propre malheur.
Dans la situation de Moussa, le lieu des passions est disjoint du lieu du symptôme. La haine mortifère du sorcier activée par l’appât du gain à tout prix du père ne sont pas des lieux identiques à ceux de la souffrance (le corps de Moussa).
Dans ce dispositif sorcier, les éléments distincts (le passionné, le sorcier, la victime et les spectateurs de la tragédie) existent dans des lieux différents, dont certains demeureront à jamais inaccessibles (en particulier le lieu du sorcier). Mais ils sont noués par… ce que je propose d’appeler un « discours », celui de la sorcellerie, qui fait fonction de lien social.
Nous savions la sorcellerie constitutive d’un puissant facteur d’équilibre social, obligeant la redistribution des richesses et la pondération des pouvoirs.
Ici, la sorcellerie révèle sa fonction de lien social à travers l’exercice des passions des uns dans leur rapport aux symptômes des autres, mobilisée dans l’acte de guérir.
Troisième évènement : Protections.
A l’occasion d’une enquête en Guinée auprès de soignants de CSSP invités à recevoir des malades mentaux, destinée à préciser ce qu’implique pour eux cette expérience, le Dr Abdoulaye Sow[5] leur a posé la question de savoir s’ils utilisaient des protections (religieuses/magiques) particulières lors de leur travail avec ceux-ci.
Voici la réponse que me rapporte le Dr Abdoulaye Sow le 14 décembre 2014 :
« Tous les soignants rencontrés, qu’ils soient médecins, infirmiers ou travailleurs sociaux musulmans ou chrétiens, utilisent leurs repères religieux quand ils sont devant une situation difficile dans le traitement d’un malade mental (ce qui n’est pas le cas pour les autres malades courants7).
Certains utilisent leur chapelet (chrétiens), d’autres des versets (musulmans).
J’ai répertorié plusieurs versets et le nombre de fois qu’il faut les réciter pour demander l’aide de Dieu. Pour certains, il faut les lire plus de 1000 fois, d’autres à des heures tardives de la nuit, et pour d’autres au cours de la prière, etc.…. Parmi eux, le bienfait a été observé (guérison du patient) et pour d’autres un bienfait mais pas attendu (des parents qui n’en pouvaient plus de la souffrance de leur malade ont eu une délivrance au travers le décès du patient). Est-ce que ce fait, ces attitudes ont une explication dans le domaine de la santé mentale, en psychiatrie, en psychanalyse ? »
Quatrième évènement : Ma Sonti de Morybaya et le dispositif thérapeutique.
En empruntant la route qui mène de Conakry à Kindia, vous passerez par Coyah. Là, vous prendrez à droite la route de Forécariah. Poursuivez ensuite en passant le gué à côté du pont désaffecté jusqu’à ce qu’apparaisse la façade latérale du dancing sur lequel vous attendent Bob Marley and the Wallers. Quittez alors le goudron et empruntez la piste. Au premier carrefour : tournez à gauche. Vous arrivez au village de Morybaya. Vous trouverez sans difficulté à l’entrée de celui-ci la maison de Ma Sonti.
L’histoire de Ma Sonti fait l’objet de plusieurs versions. En voici une :
Un villageois guérisseur du nom de Sontila quitte son village de Morybaya pour approfondir ses connaissances. En chemin, il croise une diablesse qui n’a pas de nom. Après quelques jours en brousse en sa compagnie, il décide de rentrer au village avec elle. Personne au village ne connaît l’origine de la diablesse-qui-n-avait-pas-de-nom, hormis Sontila le guérisseur villageois, qui décide de travailler avec elle. Possédé par son pouvoir, Sontila devient un homme fort, un grand féticheur que personne n’ose l’affronter à cause du pouvoir de la diablesse. En cas de maladie ou d’un quelconque problème dans le village et dans les villages voisins, tout le monde se dirige vers Sontila : il a la solution à tous les problèmes.
Avant de mourir, il laissa son pouvoir à l’un de ses enfants, lui confia la diablesse et mourut. Suite à son décès, son fils et sa famille décidèrent de donner un nom à la diablesse. Comme le villageois guérisseur nommé Sontila avait fait venir la diablesse dans le village de Morybaya, on donna son nom à la diablesse. Et comme la diablesse était une femme, on la nomma « Ma Sonti ».
Sachez aussi que Ma Sonti n’est pas mariée. C’est une reine diablesse qui a des enfants, mais des enfants invisibles, que nous les humains nous ne pouvons voir, avec lesquels elle travaille. Personne n’en connait le nombre. Ma Sonti n’est pas mariée mais a une famille. On parle d’un homme diable qui s’appelle Kamou, qui vit dans le village voisin de Morikaria, dans Forécariah. Il est toujours habillé de rouge et de la même race que Ma Sonti. Mais ils ne font pas le même travail. Ma Sonti donne la vie et guérit les maladies tandis que l’homme diable Kamou peut tuer facilement.
De nos jours, Ma Sonti vit avec le petit fils de Sontila qui s’appelle Fodé Laye Soumah, et continue à exercer son pouvoir et à guérir dans le village de Morybaya et dans la même famille.
J’avais rencontré Ma Sonti en 2003. Je la retrouve sous un drap blanc, sur une sorte de brancard posé sur les épaules de deux porteurs, dispositif qui n’est pas sans rappeler nos saintes châsses promenées en processions :
Un troisième officiant (absent de la photo puisqu’il en est l’auteur) tient un rôle essentiel.
Rencontrée en 2013 par un collègue guinéen, j’apprends que le second porteur est décédé, et que Fodé Laye Soumah, le petit fils de Sontila, travaille aujourd’hui avec deux interprètes de Ma Sonti : Baba Soumah et Mohamed Soumah, toujours de la même famille Soumah. Ceux qui vont chercher les feuilles et les racines pour guérir les malades sont Chérif Soumah, Saïdouba Soumah, Abou Cissé et Sekou Soumah.
Le troisième officiant est qualifié d’« interprète » par mon informateur. Pour que ce terme soit compris, il faut préciser en quoi consiste le dispositif thérapeutique.
La consultation rassemble au moins quatre personnes (le patient, les deux porteurs, l’interprète) sans compter Ma Sonti.
Le dialogue s’ouvre entre le consultant et l’interprète. Les porteurs resteront muets. Une fois posée sa question par le consultant, l’interprète porte celle-ci auprès de Ma Sonti. Celle-ci y répond par les mouvements qu’elle imprime au brancard, et donc aux deux porteurs qui, les yeux révulsés, se laissent mouvoir et se contorsionnent de conserve. L’interprète et le consultant, silencieux dans le temps suspendu de l’énonciation énigmatique, observent les mouvements. Ensuite, l’interprète restitue au consultant la réponse reçue de Ma Sonti en « traduisant » les mouvements imprimés par celle-ci aux porteurs. A cette réponse, est le plus souvent associée par l’interprète l’obligation de faire un sacrifice. Il me fût par exemple demandé d’offrir un plat de riz gras aux enfants du quartier où je résidais à Conakry. Mais laissons pour le moment cette question du sacrifice qui relève d’une économie de la subjectivité (et de la logique du don) pour nous arrêter à une simple analyse topique : nous avons alors à distinguer quatre termes distribués dans plus d’un lieu où se déploient les dispositifs diagnostique et thérapeutique :
- Le consultant,
- Le dispositif concret Ma Sonti + les porteurs, tous deux dans le même lieu,
- Le lieu « virtuel » d’où répond Ma Sonti.
- L’inter/prète qui œuvre entre le lieu de consultation et celui d’où parle Ma Sonti.
Cinquième évènement : Possession.
Elle est peule, guinéenne, âgée de 30-35 ans. Je ne connaîtrai jamais son nom, elle ne me l’a pas donné. Son mari est peul, guinéen comme elle. Il est médecin et connait notre ami le docteur Abdoulaye Sow qui m’a recommandé, dit-elle. Elle arrive un matin sans prévenir dans la cour de la concession où je loge, alors que je suis en train de prendre mon petit déjeuner sur la terrasse. Elle porte un bébé sur le dos, ensuite dans les bras. Elle reviendra trois fois dans les mêmes conditions, à une semaine d’intervalle. Sa question est précise, elle la développera lors des trois premières rencontres après lesquelles je l’ai renvoyée à chaque fois sans autre recommandation que de revenir. Voici ce qu’elle m’apporte : un diable l’habite et est amoureux d’elle. Jaloux et possessif, il lui interdit toute relation sexuelle avec son mari, qui s’impatiente (il est à l’initiative de la rencontre). Le diable lui est venu en rêve, et lui parle. Il a dit qu’il la laissera lorsqu’elle lui aura concédé le sacrifice d’une chèvre. Elle a donc commencé à réunir la somme (considérable pour elle). Mais, alors qu’elle est près d’y réussir, un évènement imprévu l’oblige à engager ses économies pour d’autres raisons (un décès, un mariage, la tontine, etc). Bref, il manque toujours un petit quelque chose pour en finir avec ce diable (et avec les sollicitations du mari). Elle a déjà consulté des karamoko, sans succès, ce qui l’amène à me rencontrer. Lors de sa quatrième visite, j’entends qu’elle n’a pas plus à dire et que c’est donc à moi maintenant de répondre. Je comprends que si je ne le fais pas, elle ne donnera pas suite. A la fin de l’entretien, je rassemble mes idées, plonge la main dans ma poche et en retire la plus petite pièce de monnaie guinéenne qui s’y trouvait par hasard (une somme dérisoire y compris pour elle), la pose dans la paume de sa main, la lui referme, les prends dans les miennes en lui disant de garder cette pièce et que, lorsque le diable reviendra dans son rêve, qu’elle sache que ce qu’il lui dira me sera adressé, qu’il faudra qu’elle vienne me le rapporter. Elle s’en va et me laisse sans nouvelles. Près d’un an plus tard, je suis en consultation avec mes collègues guinéens sous le manguier du jardin du centre de santé. A 20 mètres devant moi, je regarde distraitement le va-et-vient des patients qui rentrent et sortent du centre. Une femme s’apprête à y entrer lorsqu’elle nous aperçoit, se tourne vers nous et approche du manguier. Elle s’arrête, défait un nœud de son boubou, en sort une pièce de monnaie. C’est alors que je la reconnais. Elle me regarde en montrant la pièce et me dit : « je vais bien ». Puis, elle fait demi-tour et poursuit son chemin comme si de rien n’était.
Commentaires.
Dans ces cinq histoires cliniques, l’espace thérapeutique ouvert par la maladie mentale et son traitement déborde largement de l’espace de soins évoqué en médecine occidentale quand bien même la nommerait-on « holistique », ou d’approche « bio-psycho-sociale » du patient, ainsi qualifiée par l’OMS.
Parler d’approche bio-psycho-sociale demanderait de conjoindre au même lieu (le cabinet du médecin ? Son espace conceptuel ?) la physiologie de la vessie natatoire du poisson rouge, un chagrin d’amour et des statistiques électorales. A moins qu’une électrice ne se soit prise de passion pour un chef de parti érythropisciphile, il faut bien reconnaître que ces différents éléments (le bio, le psycho, et le social) relèvent de mondes radicalement hétérogènes. Parce que s’ils ne le sont pas, hétérogènes, il n’y a aucune raison de ne pas affirmer que les diables sont solubles dans l’haldol !
En revanche, nous soutenons que, concernant les maladies mentales en Guinée, ce que nous appellerons l’espace thérapeutique déborde de loin l’espace de soins (exemple 1) et se trouve habité de forces obscures (exemple 2) dont il faut se protéger (exemple 3) mais pas inaccessibles pour autant (exemples 4 et 5).
Résumons :
Nous posons l’espace thérapeutique comme étant celui dans lequel se déploient les éléments mis en jeu par l’acte thérapeutique lui-même. Il se distingue de l’espace de soin, qui est le lieu concret de l’acte soignant (le CSSP, le domicile du patient, etc). L’acte soignant, quant’ à lui, est une « praxis » : « Une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique. Qu’il y rencontre plus ou moins d’imaginaire ne prend ici que valeur secondaire ».[6] L’espace thérapeutique, pour reprendre notre second exemple, est bien celui dans lequel les éléments distincts (le passionné, le sorcier, la victime et les spectateurs de la tragédie) se trouvent réunis bien qu’ils se déplacent concrètement dans des lieux différents, dont certains demeureront inaccessibles (en particulier le lieu du sorcier).
Si le névrosé bruxellois est lui-même juge et partie du drame qui le dévore à son corps défendant, il n’en est pas de même pour Moussa. Dans cette dernière situation, les éléments sont disjoints : La haine mortifère du sorcier activée par l’appât du gain à tout prix du père ne sont pas des lieux identiques que ceux de la souffrance (le corps de Moussa). Pas plus lorsque, autre exemple rencontré fréquemment, la schizophrénie du fils est la conséquence de la jalousie d’une coépouse de la mère de celui-ci.
Constatons que cette disjonction entre le lieu des passions et celui du symptôme signe l’éclatement de la structure individuelle du fantasme (S/ <> a). Le symptôme/la vérité et l’objet pulsionnel/la jouissance ne sont plus reliés par le poinçon.
Mais ces éléments hétérogènes éclatés se trouvent cependant noués. Noués par ce que nous proposons d’appeler un « discours ». Dans le cas présent celui de la sorcellerie, qui fait alors lien social.
Notre hypothèse est donc que c’est au discours en tant qu’il fait lien social que revient la fonction « nouante » qui, dans une logique individuelle, s’entend de la parole du patient, et d’elle seule et dont le poinçon est le support d’écriture entre sujet barré et objet a.
Cette topique modifie radicalement la pratique du soin. Mais elle demande de repréciser le mathème du fantasme autant que la structure des discours en tant qu’elle s’oppose à celle de la parole.
L’ouverture de Lacan à un champ du symbolique que je dirais « élargi » au-delà de ses deux interlocuteurs apparait dès ses premiers écrits. Relisons le texte fondateur du « Discours de Rome », également intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage ».
Pourquoi, dès 1953, Lacan distingue t’il parole et langage ?
Et pourquoi et à partir de quand introduit-il le terme de discours en lieu et place de celui de langage ?
Relire certains textes peut réserver des surprises.
A la fin du premier chapitre de ce « Discours de Rome », Lacan avance :
« L’omniprésence du discours humain pourra peut-être un jour être embrassée au ciel ouvert d’une omnicommunication de son texte. Ce n’est pas dire qu’il en sera plus accordé. Mais c’est là le champ que notre expérience polarise dans une relation qui n’est à deux qu’en apparence, car toute position de sa structure en termes seulement duels, lui est aussi inadéquate en théorie que ruineuse pour sa technique ».
Développement
Premier constat : de l’exercice de la psychiatrie.
Prenons de la maladie mentale la définition qu’en propose le Docteur Paul Sivadon[7] :
» Ce n’est pas la cause qui fait qu’une maladie est mentale, c’est sa manifestation au niveau de la personnalité et des relations interhumaines. (…) La maladie mentale est un trouble de l’intégration de la personnalité au monde « .
Premier temps :
Selon une telle définition, il n’existe donc pour le soignant aucun élément « objectif » pour diagnostiquer une maladie mentale, hormis ce que nous dira le patient ou ce que rapporteront ses proches[8]. La « sémiologie psychiatrique » passe nécessairement par la parole du patient et par le récit de sa vie individuelle autant que collective (de couple, familiale, socioprofessionnelle, etc) introduisant le soignant dans l’espace subjectif et relationnel du patient, celui-là même que nous appellerons l’« espace thérapeutique ».
Il est possible de faire de la médecine somatique avec un patient muet, comateux ou silencieux. C’est impossible en ce qui concerne un malade mental puisque sa maladie mentale est l’expérience subjective de sa souffrance telle qu’il l’énonce et l’adresse au soignant à travers son récit. Recevoir un malade mental, c’est donc pour le soignant, se faire auditeur d’abord, récepteur d’une parole à lui adressée ensuite.
Bien évidemment, cet énoncé demande à être nuancé et explicité en fonction des différentes situations cliniques. Mais le silence de la mélancolie stuporeuse, par exemple, est bien un silence éloquent ; le mutisme de l’autiste, s’il le met hors parole, ne l’exclut pas pour autant du langage, et c’est bien à l’aulne de ses énonciations passées, présentes ou futures que le patient sera reçu.
Second temps :
Deux difficultés s’ouvrent alors cependant.
La première est la suivante : Si la maladie mentale est reçue par le soignant à travers une parole à lui adressée, encore faut-il qu’il accepte cette adresse. C’est-à-dire qu’il accepte non seulement que son patient parle, mais qu’il lui parle. Et qui plus est, qu’il lui parle de lui (et non de son corps, de ses organes ou des résultats de ses analyses ou examens divers). Ce qui exige du soignant une tout autre position que celle de technicien du corps. Recevoir une parole est autre chose que donner son avis sur les éventuelles dysfonctions d’un ensemble d’organes et essayer d’y parer, quand bien même les décisions prises le seraient-elles de concert.
C’est pourtant ce décentrement qu’impose au soignant l’exercice de la psychiatrie, décentrement qui ne sera pas, en retour, sans conséquences, parfois positives, sur l’exercice de sa profession de somaticien s’il l’exerce également.
La seconde difficulté tient au fait que parler met en acte une dynamique qui dépasse largement celui qui parle autant que celui à qui il s’adresse.
C’est dans cet espace qui excède aux protagonistes que se déploient les multiples théories qui foisonnent en Occident. Théories psychodynamiques, systémiques, psychanalytiques, comportementalo-cognitivistes, humanistes, neurodéveloppementales, etc. Peu importe nous concernant actuellement. Disons qu’elles viennent modérer comme le ferait un » mélange tampon » dans la rencontre d’un acide et d’une base, l’intensité des forces passionnelles qui se mobilisent dans l’espace thérapeutique au départ du dialogue entre le locuteur et son/ses auditeur(s).
Si l’analogie convenait, nous dirions que ces théories sont à notre profession ce que les gants sont au chirurgien. Une surface de protection au contact du soignant d’avec son patient, qui évite autant que le chirurgien ne contamine celui-ci que le patient ne contamine le médecin.
Et nous savons, en ce qui nous concerne, que les risques de contamination ne sont pas que microbiens. Les idées s’infiltrent dans les esprits et peuvent y germer tout autant.
Nous savons aussi que plus fine est la surface de protection, meilleur sera l’acte du chirurgien. Se protéger avec des gants de boxe n’assouplit pas l’exercice du bistouri. Nous n’évoquerons pas, par analogie, certaines théories de l’esprit qui justifient parfois de curieuses ou dangereuses pratiques[9].
L’absence de ces théories en Afrique laisse ouvert le champ obscur des significations qui renvoient à ces forces inquiétantes pour le soignant, même si culturellement éloquentes autant qu’admises et partagées.
Le soignant, pour s’en garder, peut alors éviter le dialogue en en restant sous divers prétextes à une relation la plus technique possible.
Troisième temps :
Ce qui pourrait paraitre un paradoxe mais qui se soutient de ce qui précède : parler est certes apaisant mais aussi possiblement thérapeutique. La mise en parole, adressée et reçue entre patient et soignant peut mobiliser le symptôme lorsque les coordonnées structurelles de l’énonciation sont justement posées12. Ce constat propre aux maladies mentales (il serait étonnant en médecine organique que parler de son ulcère d’estomac ou de sa grippe les fasse disparaitre) rend palpable la dimension relationnelle de la souffrance qu’engendre celles-ci autant que leur rapport étroit avec la parole et le langage.
Quatrième temps :
Reconnaissons à la maladie mentale la vertu de troubler les limites entre le patient et son symptôme. Là où la médecine organique oscillera entre un modèle ontologique et un modèle écologique de la maladie[10], la psychiatrie posera de plain-pied la question des rapports entre le patient et son symptôme : la tristesse du déprimé appartient-elle au patient ou à sa dépression ?
Si le psychiatre distingue le patient délirant du contenu de son délire, il n’en est pas de même du patient pour lequel l’énoncé délirant est définiteur de sa propre vérité : le patient est son délire, et réciproquement.
Enfin, il m’a été donné de rencontrer en forêt guinéenne (à Gbili précisément) auprès d’un guérisseur (Ali Loua) un jeune homme présentant une hémianesthésie à la parfaite symétrie, anesthésie apparue à l’acmé d’un conflit intérieur déchirant, opposant l’attachement du patient à un père d’adoption qui l’avait élevé, à sa fidélité à son géniteur dont il portait le nom et réapparu brusquement dans sa vie. Là, le symptôme – hystérique dirions-nous – se faisait malgré lui vérité du patient, inversant la logique : ce n’est plus un patient « sujet » qui pâti d’un symptôme, mais bien un symptôme qui représente un sujet pour un patient qui n’entend pas l’enjeu dont il est l’objet.
Il est malheureusement vrai aujourd’hui qu’une psychiatrie exclusivement « ontologique » prétend être possible, faisant fi de ces réflexions. Telle serait une manière de lire le DSM lorsqu’on veut lui donner une autre fonction que d’être simplement ce qu’il est : le catalogue momentané et régulièrement remis à jour des difficultés[11] que recense la société nord-américaine auprès de ses membres récalcitrants à son usage.
Entre le patient et son symptôme, existe donc pour le psychiatre une oscillation salutaire.
En effet :
Si la maladie mentale se sépare du sujet et s’objective (« je souffre de TOC », « C’est mes voix qui reviennent » …) elle devient un « être » qui a sa logique propre, comme l’a un cancer ou une infection microbienne. Le patient n’est pas schizophrène, il a la schizophrénie, comme on entend dire aujourd’hui « Un patient avec autisme » et non « un autiste ».
Si la maladie mentale et le sujet s’identifient (« je suis ce que je dis : une ombre sans reflet indigne d’exister » dira le mélancolique), elle disparait en tant que telle pour n’être plus que l’insigne du sujet, ce qui le définit.
La réponse occidentale sera dans la circulation entre ces deux positions, positions aussi justes qu’incomplètes l’une que l’autre parce que chacune excluant la part de vérité dont l’autre est porteuse, mais positions logiquement inconciliables : on ne peut être et avoir à la fois.
La réponse en Guinée passe par d’autres voies/voix, dont celles qui donnent accès à l’espace thérapeutique dans lequel se déploient les forces en présence.
Second constat :
Sur le plan strictement technique, les outils médicamenteux du psychiatre sont simples d’utilisation lorsqu’ils sont bien standardisés (prescription de trois ou quatre psychotropes sous leur forme générique), peu onéreux, accessibles et présentant peu de risques. Mais ils montreront rapidement leurs limites, obligeant le soignant à ouvrir son champ aux véritables enjeux intrasubjectifs et interindividuels dont la maladie mentale est la conséquence et à se tourner vers des réponses qu’il pourrait penser n’être plus de son ressort : entretiens individuels, de couples, de familles, groupes de paroles pour les patients ou leurs proches, réhabilitation sociale et professionnelles, etc.
Troisième constat :
La demande de soin en psychiatrie est en soi problématique. Elle demande au patient de se reconnaître malade, d’une maladie particulière, que certains diront honteuse, aveu souvent vécu personnellement comme aveu d’impuissance, socialement stigmatisant. La demande de soin est donc difficilement énonçable au premier abord et est rarement directe. Elle se fait le plus souvent par le biais d’un autre terme qui fait prétexte, carte de visite ou bonne excuse. Cet autre terme est souvent, soit une plainte « somatique » le plus souvent fonctionnelle, soit une demande d’aide sociale, éducative ou de médiation. Cet autre terme[12] se fait ambassadeur de la demande de soin psychiatrique.
Que les malades mentaux puissent penser pouvoir être reçus au sein de Centres de Soins de Santé Primaires à partir de cette « demande ambassadrice » et reconnus comme tels améliore leur possibilité d’être accueillis, entendus et pris en charge, pour autant que les soignants y soient attentifs et se montrent désireux de cette pratique.
Quatrième constat :
Ce quatrième constat articule non la parole individuelle mais le tissu social comme étant thérapeutique (la question de « l’espace thérapeutique »).
Constat fait par l’OMS dès les années 70[13] et qui relève de l’épidémiologie : à incidence égale, moins un pays est économiquement développé, meilleur y est le pronostic de la schizophrénie, et ce donc malgré la moindre offre de soins en psychiatrie de type occidental (médecins spécialistes, neuroleptiques, lieux d’accueil spécialisés, etc).
Si ce n’est ici le lieu pour en rendre compte, disons simplement que ce constat qui pourrait paraître paradoxal demande de poser qu’il existe dans les pays économiquement moins développés un phénomène persistant de résonnance (au sens que donne au mot « « résonnance » la physique acoustique) entre schizophrénie – maladie humaine par excellence puisque maladie de notre humanité – et milieu social, au point qu’au défaut de l’un peut suppléer l’autre, quand bien même le défaut est-il extrême puisqu’il porte sur l’existence même de la dimension subjective.
Cette suppléance semble s’estomper avec l’essor économique et la prévalence de la logique marchande (que d’aucuns appellent le « discours capitaliste »), malgré la meilleure offre de soins au sens médical du terme.
Ceci laisserait penser que la réponse strictement médicale (essentiellement médicamenteuse) est certes réductrice des symptômes les plus bruyants et socialement dérangeants mais reste étrangère à ce qu’est la schizophrénie, ce qui ne serait peut-être pas le cas de la réponse « sociétale » des pays économiquement moins développés lorsque la logique capitaliste ne s’impose pas encore comme pensée unique au point de rendre obsolète cette réponse même.
Les hypothèses formulées à l’occasion du second exemple (« le marchand, le sorcier et son fils ») pourraient nous permettre d’avancer pour éclairer ce paradoxe.
Reprise de la question :
Pourquoi la prise en charge des maladies mentales dans leur rapport à la parole individuelle d’une part, au tissu social d’autre part, est-il un élément qui améliore la prise en charge des pathologies somatiques (et ne sont pas uniquement une surcharge de travail) et représente donc une offre de soins qui renforce le système de soins de santé de base dans son ensemble ? Est-ce ouverture de champ ou introduction d’une nouvelle dimension ? Quelles en sont les conditions de réalisation ? Thèses :
Thèse 1 : Prendre en charge les malades mentaux dans un CSSP introduit un nouveau terme dans l’exercice des soins, nouveau terme qui mobilise les éléments organisateurs de la rencontre entre le patient (qui demande et ignore), le soignant (qui sait), le symptôme (révélateur du problème à résoudre) et le contexte.
Thèse 2 : appelons ce nouveau terme : le « savoir du patient ». Un savoir sur lequel il va s’appuyer pour prendre la parole ; Parler de lui, de son histoire, de sa vie, de ses réussites, de ses échecs, de ses espoirs, de ses souffrances. Un savoir qui s’ouvrira au fur et à mesure qu’il lui sera donné de le faire. Un savoir qui fera lien entre lui et ses interlocuteurs et créera une relation possiblement thérapeutique lorsque seront déployés les éléments structuraux nécessaires à sa réalisation. Un savoir toujours plein de trous, de questions et d’ignorances ; Un savoir qui parfois court subtilement entre les lignes, qui parfois bouche la vue, aussi solide et présent qu’un bunker posé sur un banc de sable de la mer du Nord. Mais un savoir qui n’est pas celui du soignant (celui de la thèse 1).
Thèse 3 : En Afrique, ce « savoir du patient » est déplié dans ce que j’ai nommé l’espace thérapeutique. Il brille comme une constellation au ciel noir d’une nuit chaude et silencieuse. Les éléments générateurs de la maladie mentale se trouvent, distincts, dans cet espace thérapeutique qui excède autant l’univers intérieur du patient que l’espace de soins dans lequel œuvre l’ensemble patient/famille/soignants. Cette disposition topique demandera d’autres outils thérapeutiques que la relation individuelle et singulière que nous connaissons en Europe, et que le terme « communautaire » est loin d’épuiser.
Posons que les questions que soulèvent, entre autres, la sorcellerie, la possession ou la pratique du sacrifice dans son rapport au don nous permettront d’avancer non seulement dans la compréhension de la maladie mentale en Guinée aujourd’hui mais également dans la logique de son émergence, de son cours et de son destin.
En Guinée, mais en Europe tout autant, parce que la maladie mentale – en Guinée et en Europe – relève d’une même logique, celle de l’être parlant. Et si leur déploiement topique les distingue, nous pouvons cependant énoncer que ce que nous appelons « constellation » déployée au ciel noir de l’espace thérapeutique africain est bien l’architecture du dire que désigne le mot « discours » tel que proposé par Lacan en Europe.
Paleyrac 2020 Michel DEWEZ
[1] Le terme « espace » n’est pas uniquement géographique mais également conceptuel.
[2] Je propose de distinguer « espace thérapeutique » et « espace de soins ». Je m’en explique plus loin.
[3] Un patient souffrant d’opimo m’a consulté à Conakry en 2002. Le récit de cette rencontre se trouve détaillé dans la « Chronique ». Il en ressort entre autres l’impossibilité de le soigner de son mal dans un autre milieu écologique (géographique et humain) que celui de la forêt. Lorsque l’espace de soins s’extrait de l’espace thérapeutique dans lequel il était inclus, il perd toute efficacité. Cette remarque vaut également pour la sorcellerie.
[4] En échange de sa réussite professionnelle.
[5] Directeur de l’association « Fraternité Médicale Guinée ». 7 C’est nous qui soulignons.
[6] J. Lacan, séminaire XI, Le Seuil, p11.
[7] Article : « Maladie Mentale », Encyclopedia Universalis.
[8] Devons-nous rappeler que l’hystérie est sans doute la seule maladie qui ne se définisse pas par ses symptômes, raison pour laquelle – à notre avis – elle a disparu du DSM ?
[9] Pas plus le « malleus maleficarum » d’Institoris et Sprenger que le mhGAP (OMS), parent pauvre du DSM. 12 Cette question, trop technique pour être développée ici, relève de la logique de l’interprétation.
[10] « The evolution of clinical method », Ian R McWhinney in « Patient-centered Medicine : Transforming the Clinical Method ».
[11] Dois-je rappeler que la traduction du « trouble » anglais est bien : « difficulté, embarras, souci, problème… » et non « trouble » au sens où nous l’entendons dans son usage médical en français.
[12] « Opimo » en est un exemple.
[13] « Cross-cultural differences in the short-term prognosis of schizophrenic psychoses” Norman Sartorius, Assen
Jablensky, and Robert Shapiro; Schizophrenia Bulletin (1978) 4 (1) : 102 – 113